Sur la route de l’Europe, l’Algérie devient pays d’accueil

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Mis à jour le 21/08/2021 | Publié le 03/02/2017

Plus de 100 000 migrants subsahariens sont installés en Algérie selon les associations. Sans statut ni papiers, ils n’ont pas accès au marché du travail. Mais les initiatives balbutiantes de la société civile ont permis ces dernières années de leur faciliter l’accès aux structures de santé et à l’école.

Au bord de la route goudronnée, deux jeunes hommes, tabac à chiquer dans la bouche, gardent un portail de métal noir. «Votre sac!» Depuis une agression liée au trafic de drogue, les habitants du quartier ont décidé de surveiller les allées et venues. Thierry, ancien rugbyman, montre du doigt deux garçons algériens, capuche sur la tête, qui tentent d’entrer. «Je sais très bien qui vient ici pour prendre de la drogue. Les voisins s’imaginent que ce sont les noirs, mais non, ce sont les Algériens», explique-t-il. Thierry, un Camerounais de 34 ans, vit en Algérie depuis 8 ans. Il habite le quartier de Dely Ibrahim, entre l’université et l’autoroute d’Alger, la capitale, depuis presque aussi longtemps. Sans carte de séjour, il n’a pas le droit de travailler. Il s’est improvisé carreleur et a été employé par les propriétaires qui faisaient construire leurs maisons au moment du développement de la rue où il vit. Mais les stéréotypes ont la vie dure : «Ces mêmes propriétaires nous demandent aujourd’hui de ne plus sortir lorsqu’ils organisent des fêtes de mariage. Ils ont signé une lettre pour demander notre expulsion». Thierry est installé dans un bâtiment inachevé de trois étages, avec plusieurs dizaines d’autres migrants subsahariens. Ici, pas d’eau courante, les fils électriques courent le long des murs pour raccorder toutes les pièces, et surtout, l’escalier de béton donne sur le vide, faute de murs. Ce bâtiment est l’un des points de chute pour les migrants récemment arrivés en Algérie. «Un frère, un Camerounais, m’a dit qu’on pouvait dormir ici gratuitement», raconte Frank, assis sur une brique, au milieu du terrain vague qui fait face au bâtiment.

La débrouille au quotidien
Plus de 100 000 migrants subsahariens sont installés en Algérie. La plupart viennent du Nigeria, de la République démocratique du Congo, du Cameroun, du Liberia, de la Côte d’Ivoire et de Guinée. Au pied du bâtiment ce jour là, Marlène joue avec son fils. «J’ai quitté la Centrafrique il y a six mois, à cause des violences entre Balaka et Séléka», raconte-t-elle. La jeune femme a obtenu le statut de réfugié. Elle fait figure de privilégiée. Le HCR prendra en charge le loyer de son appartement, son fils pourra être scolarisé et, en cas de contrôle de police, ses papiers lui éviteront une arrestation. Sa situation est minoritaire. En Algérie, la Constitution ne donne pas de droit d’asile. Alors il faut se «débrouiller». Pour gagner leur vie, les migrants subsahariens font de petits boulots. Les hommes sont employés sur des chantiers de construction, parfois des chantiers étatiques, comme manœuvres, d’autres sont homme à tout faire chez des particuliers. Les femmes sont, pour la plupart d’entre elles, limitées par un travail au sein de la communauté migrante. «Je fais à manger chez moi, des hommes viennent acheter un plat et me payent 200 DA (environ 1,70 euros). Certains jours, je tresse les cheveux d’une compatriote. C’est la seule manière de ne pas être complètement dépendante d’un homme», explique Nicole, 28 ans. «Les femmes migrantes en Algérie sont doublement fragilisées, souligne Selma Khelif, une psychologue qui organise des groupes de parole dans la capitale. Elles sont régulièrement victimes d’agression par des Algériens, mais la quasi impossibilité de travail les rend dépendante à un homme de leur communauté. Elles se mettent en couple pour s’en sortir, et leur compagnon profite parfois de cette dépendance pour être violent».

Dans la ville d’Oran, une agression particulièrement violente a eu lieu en octobre 2015. Une jeune Camerounaise, Marie-Simone, a été violée en réunion par plusieurs jeunes habitants de son quartier. Un an plus tard, la justice a arrêté et condamné trois des agresseurs à 15 ans de prison ferme. Les quatre autres, en fuite, ont été condamnés à 20 ans de prison ferme. Malgré leur statut irrégulier, les migrants subsahariens sont connus des services de police, de justice, des hôpitaux et des écoles. «Ils sont soignés, certains portent plainte après une agression, l’administration sait qu’ils sont là. Leur présence est tolérée», affirme Abdelmoumène Khelil, membre de la Ligue de défense des droits de l’homme.

« Au pays, tout le monde croit qu’ils ont réussi »
Depuis 2012, et le début du conflit dans le nord du Mali voisin, Alger a mis un terme aux expulsions à sa frontière. «J’ai été arrêté dans le centre du pays, à bord d’un bus, témoigne Abou. Le procureur m’a condamné immédiatement à deux mois de prison pour séjour illégal. J’ai passé huit semaines dans une prison, puis on m’a relâché. Et c’est tout.». A son arrivée en Algérie, Thierry, l’ancien rugbyman, a vécu autre chose : «Lorsqu’un migrant était arrêté, il était emmené à Tinzaouatine, à la frontière avec le Mali, dans le désert, et laissé là-bas. Il fallait arriver à vendre quelques recharges de téléphones pour avoir un peu d’argent et payer un billet de transport pour remonter vers le nord». Si Thierry a été expulsé plusieurs fois, ça ne l’a pas empêché de revenir. «J’ai quitté mon pays pour l’aventure. Dans la tête de ma famille, je vais réussir. Je ne peux pas rentrer sans une somme d’argent. Je dois réussir avant de rentrer, sinon c’est la honte». La plupart des migrants présents en Algérie ont quitté leurs pays pour échapper à l’absence de perspectives, pour «vivre mieux», pour «réussir». Moussa, Ivoirien, a eu peur des représailles politiques, car il avait pris position lors de la guerre en Côte d’Ivoire. «J’ai commencé des études dans une école privée. J’étais bon, mais sans titre de séjour, l’entreprise qui m’a pris en stage n’a jamais pu m’embaucher. Je suis resté quand même», explique-t-il. Au fil des années, Moussa a vu des dizaines d’Ivoiriens venir en Algérie et déchanter. «On vit à l’heure des réseaux sociaux. Les migrants ici font de belles photos, ils se sappent, vont dans de beaux endroits, et publient ces images là. Du coup, au pays, tout le monde croit qu’ils ont réussi. Et d’autres jeunes prennent la route. J’ai vu des ados venir parce qu’un de leur copain était capable de se connecter à internet tous les jours. A Abidjan, ça peut être un signe de réussite. Ici, avec 50DA (environ 0,40 euro) par jour, tu te connectes. Ça ne coûte rien».

L’esquisse d’une solidarité
Mais la «tolérance» a pris fin, un soir de décembre 2016. Thierry et ceux qui vivaient dans le même bâtiment que lui ont été mis dans des bus par des gendarmes, et emmenés dans un camp de colonie de vacances. En 48h, les forces de sécurité ont arrêté environ 2 000 personnes dans la capitale. Plus d’un millier ont été mises dans des convois qui les ont relâché à Agadez, dans le nord du Niger. Six cent personnes, dont Thierry, ont été déplacées dans la ville de Tamanrasset, à 2 000 kilomètres d’Alger, puis relâchées. «On n’a rien compris. Pourquoi maintenant ? », se demande Thierry « mais je sais à présent que je peux tout perdre. Cette petite situation que je me suis construite au fil des années, elle peut s’envoler».

Dans la ville d’Oran, un groupe d’amis a vu passer sur les réseaux sociaux les images des arrestations et des expulsions. «Nous étions déjà mobilisés pour une action en faveur des enfants migrants et nous avions lancé une collecte de vêtements, raconte Raja, brune aux longs cheveux ramassés sur une épaule. On s’est dit : on ne peut pas se taire». Elle pousse alors ses amis à se prendre en photo avec une pancarte «Algérie Solidarité Migrants». Un collectif se fonde à ce moment là. Ces étudiants proposent cours d’arabe, soutien scolaire et activité culturelles à des enfants, et organisent un match de foot avec des migrants et des habitants du centre d’Oran. Le travail de la société civile algérienne commençait à peine à se structurer à la fin de l’année 2016. «Grâce au travail des associations, les migrants d’Alger et d’Oran arrivent à être soignés. Depuis 2014, aucune femme n’a été arrêtée en allant accoucher», témoigne le père Thierry Becker, prêtre de la paroisse d’Oran et actif dans l’aide aux migrants malades. Les associations traditionnelles ont bien réussi à aider à la scolarisation d’enfants migrants, à l’assistance juridique de ceux qui avaient été agressés, à aider pour fournir des vêtements chaud ou un soutien financier pour un retour au pays, mais jusqu’à ces arrestations de décembre, peu d’initiatives semblaient vouloir viser le vivre-ensemble. Raja et ses amis vont peut-être changer la donne.