«A Alep, pendant le siège on se disait : ça y est c’est notre tour, on va mourir ici »

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Mis à jour le 24/08/2021 | Publié le 15/03/2017

Alep, deuxième ville de Syrie et ancienne capitale économique, est située au nord-ouest de la Syrie. Depuis 2012, la ville était coupée en deux : Alep-Est était contrôlée par différents groupes armés et Alep-Ouest par l’armée syrienne. La bataille d’Alep, appuyée par l’aviation russe et syrienne, s’est soldée par la défaite et le repli des groupes armés en décembre 2016. Des milliers de combattants ont dû se rendre après cinq ans d’acharnement, de combats menés depuis leurs quartiers, devenus des tombeaux ouverts où les pertes humaines étaient quotidiennes.

Ali est né à Alep. Il vient des quartiers populaires de la ville. Il était instituteur, et fait partie, avec ses parents, des 50 000 civils évacués d’Alep-Est après 4 mois de siège. Cette partie d’Alep était contrôlée par différents groupes armés, le régime a décidé, avec l’aide de la Russie, de l’assiéger. Ali a aujourd’hui rejoint un village dans les campagnes au nord d’Alep, sous contrôle rebelle. Il nous parle de sa vie durant le siège et pendant les cinq dernières années, sous les bombes et au milieu des ruines.

Ali : «Au début, en 2011, 2012, il y avait des manifestations pacifiques à Alep. Nous descendions dans la rue. Il n’y avait pas d’armée libre. Puis le régime et les forces de sécurité sont intervenus et il y a eu les premiers morts, des martyrs. On descendait dans la rue pour accompagner les cercueils lors des enterrements, mais on n’avait pas le droit et les forces de sécurité intervenaient. Il y a eu encore plus de morts. Ils venaient même la nuit pour tuer des gens. Moi j’ai participé aux premières manifestations à la faculté de lettres le 19 avril 2011. Depuis longtemps, on savait que le régime était répressif. On n’avait pas le droit de parler de politique, c’était interdit même d’exprimer nos opinions. L’accès à l’emploi était restreint si on n’avait pas de contact au sein du régime.

Ce régime a communautarisé la société. Les emplois à responsabilité étaient réservés à la communauté alaouite dont est issue la famille Assad. Et nous, les sunnites majoritaires n’avions pas beaucoup de droits sauf certaines personnes mais elles sont minoritaires. On est sorti dans la rue, c’était pendant les vacances scolaires en 2011, pour demander la liberté et l’égalité. »

Comment était la vie à Alep ?

La vie était très dure, surtout pour la population et pas seulement à cause du manque de vivres. Mais les bombardements aériens étaient incessants, il n’y avait rien pour sauver les enfants. Les gens mourraient car il n’y avait pas d’hôpitaux, pas d’électricité, pas de lumière. Il n’y avait pas de nourriture, pas de fruit, pas de légume ; on mangeait une fois par jour un peu de riz ou de la semoule. Ce siège de quatre mois était un massacre. Jusqu’à la fin du siège, ils bombardaient 24 heures sur 24. Ils envoyaient des bombes et des barils d’explosifs. Il n’y avait pas que l’armée syrienne qui bombardait mais aussi l’armée russe. Il y avait beaucoup de morts et nous n’avions rien pour les évacuer, pas de matériel médical, pas de médecin, pas d’ambulance. Nous utilisions une voiture pour les transporter plus loin. Il n’y avait plus d’hôpitaux et pas de cimetière pour les enterrer. Les corps jonchaient la rue. Nous les avons laissés quand l’armée du régime est entrée dans le quartier…un paysage tragique. La dernière semaine du siège, nous étions des dizaines de milliers de personnes confinées dans quatre quartiers sur seulement 2km². L’armée était très proche de nous, nous avions très peur qu’il y ait un massacre. Puis il a été décidé que les civils devaient se rendre au régime. On est sorti. Tout était organisé par des convois des Nations Unies et par les forces de sécurité russes. Mais cinq personnes ont été tuées par l’armée syrienne pendant cette intervention.

Que pensiez-vous durant ce siège ?

Avant que les Nations Unies ne prennent la décision de nous évacuer, on se disait : « ça y est c’est notre tour, on va mourir ici ». Nous étions complètement encerclés par l’armée, impossible de partir. C’est comme si nous étions déjà morts, dans une prison. Et c’est le cas dans toutes les villes assiégées par l’armée en Syrie, comme la Ghouta en banlieue de Damas. On manque de tout, et en plus on se fait beaucoup bombarder, les enfants, les femmes, les personnes âgées. Tous ces massacres commis par le régime, les gangs du régime, les Iraniens, les avions russes… La communauté internationale est soumise à eux et est incapable de faire quelque chose pour le peuple syrien. Tel un spectateur silencieux. Il y a plus de 500 000 morts, mais aussi de nombreux blessés de guerre, de nombreuses personnes désormais handicapées, des dizaines de milliers qui meurent dans les prisons secrètes, elle ont été tuées, torturées. On ne peut pas savoir combien de personnes… J’en connais qui ont eu ce sort. On était étudiants ensemble à l’université d’Alep en 2011, ils ont été emprisonnés et deux ans plus tard le régime les a tués. Malak Maktabi, a étudié avec moi à l’université d’Alep, Malak a participé aux manifestations, maintenant Malak est morte, morte en prison, la prison du régime al Assad.

Retrouvez l’interview réalisée par Skype avec Ali en arabe.

Je travaillais dans une association de civils pour aider les gens, et on était bombardé régulièrement. C’était très dangereux à chaque fois que l’on sortait. Tous les vendredis, je distribuais de la nourriture, du pain et un jour un avion a bombardé notre quartier avec des roquettes. On vivait toujours dans la peur des avions du régime. Avant que l’on soit assiégé, en général on avait de quoi se nourrir, mais pendant le siège on n’avait rien. Donc on vivait mais la vie était très chère. On travaillait, la vie continuait, mais avec les bombardements qui pleuvaient à tout moment. Ensuite, j’ai travaillé comme animateur pour une association qui fait de l’assistance psychologique auprès des enfants. Ce sont des projets proposés par des associations syriennes et soutenues par des grandes ONG comme l’Unicef. L’état psychologique des enfants est très inquiétant. Ils sont traumatisés par le quotidien de la guerre. On a aménagé des espaces sous terre pour les protéger des bombardements car le régime cible les écoles, les lieux fréquentés par les habitants, les souks. Le niveau éducatif est très bas, les enfants âgés de 10 ans qu’on accueillait n’étaient jamais allés à l’école car ils entrent à l’école en principe à l’âge de 6 ans. A cause de la guerre, ils n’ont pas pu intégrer d’école. Depuis le début de la révolution, nous essayons de les éloigner de l’ambiance de la guerre et de leur offrir de bons moments grâce à toutes sortes de jeux. Chaque jour, on accueillait quatre-vingts enfants. Et on essayait d’envoyer des équipes mobiles dans les quartiers les plus éloignés parce qu’il n’y avait à Alep Est que deux ou trois centres pour les enfants.

Quelles étaient les relations entre les combattants présents dans votre quartier et les habitants ?
Il y avait des combattants de l’armée syrienne libre et d’autres groupes. Ils avaient organisé des checkpoints. Ils faisaient des contrôles de sécurité, on avait des relations amicales, on n’avait pas de problème avec eux, en tout cas les habitants appréciaient l’armée syrienne libre.

Il y avait aussi d’autres groupes ?
Oui, il y avait des groupes plus radicaux comme Jabhat el Nosra. Il n’y avait pas trop de problèmes concernant nos droits, nos libertés, par exemple concernant la prière, ou les droits des femmes. On était libre mais avec des limites.

Pourquoi avez-vous décidé de rester à Alep durant toute cette période ?
Je n’aime pas le Liban, ni la Turquie, et je ne suis pas descendu manifester lors de la révolution pour quitter mon pays, à la fin. Cette terre, c’est notre pays, c’est notre terre. On doit la défendre, se défendre. Nos maisons étaient à Alep, la mienne et celle de mes parents, donc on est resté. Ceux qui partent en Turquie ou ailleurs ont de bonnes raisons, ils sont très fatigués à cause des bombardements et n’ont pas d’autres choix que de partir. Il y a aussi une raison très importante : les gens n’ont plus d’argent pour vivre alors ils partent dans les camps installés dans les pays limitrophes. Après le siège d’Alep, certains ont été déportés dans la région d’Idleb et d’autres sont allés vivre dans les quartiers d’Alep contrôlés par le régime, seulement ceux qui ne sont pas recherchés par les services de renseignements, pour protéger leurs enfants et ne plus vivre sous les bombardements aériens (car seul le régime bombarde avec l’aviation militaire. Les zones contrôlées par le régime sont donc plus épargnées), ils ont peur de mourir. Mais il y a des gens qui ont été tués ou mis directement en prison. Avec mes parents, nous avons été déportés vers le nord et maintenant nous vivons dans un petit village au nord. Aujourd’hui, j’aimerais demander l’asile en France.

Et selon votre opinion, que va t-il se passer en Syrie, à Alep ?
Alep est complètement sous le contrôle du régime, et il va y avoir des divisions de régions. Par exemple, une part au régime, une part aux kurdes, une part à Daech. La Syrie va être complètement divisée, morcelée selon moi.

Que veulent les Syriens aujourd’hui ? Voulez-vous rester, voulez-vous une alternative politique ?
La décision ne viendra pas du peuple car tout est entre les mains de la Russie, de la Turquie, du régime. Nous, les Syriens, ce que l’on veut plus que tout c’est que la guerre se termine. On est très fatigués. Mais nous ne voulons plus de ce régime. Nous voulons avec un nouveau pouvoir car celui là a tué des centaines de milliers de gens depuis six ans et est responsable des destructions. On veut un nouveau gouvernement avec des libertés avec tous les Syriens car ce pays n’appartient pas au régime, il appartient au peuple syrien. Six ans après la révolution, après avoir tué des centaines de milliers de gens, après avoir poussé les gens à fuir du pays, il gouverne encore et on ne veut plus qu’il gouverne.

Et aujourd’hui y a-t-il des Syriens qui pourraient former un nouveau gouvernement ?
Oui, il y en a qui vivent en Syrie, ils ne sont pas tous à l’extérieur du pays, en France ou ailleurs. Il y a des gens qui savent parler, qui ont des compétences, des ingénieurs, des docteurs et qui pourraient faire partie de cette reconstruction politique.

Retrouvez la deuxième partie de l’interview réalisée avec Ali par Skype en arabe.

Photo: Vue sur Alep depuis la citadelle. Décembre 2010. Hélène Bourgon.