Après 2011, la lutte contre la corruption face au pouvoir croissant des puissances de l’argent

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Mis à jour le 25/09/2022 | Publié le 04/02/2018
Au sud de la Méditerrannée, des régimes sont tombés. D’autres ont promis plus de liberté. Mais la puissance financière est restée, elle, aux mains des mêmes acteurs.

«Les quelques militants qu’il reste ne militent plus, parce qu’ils n’ont plus de protection. On a beaucoup de mal à médiatiser les affaires de corruption, même la presse est réprimée.» Halim Feddal a la voix fatiguée. Cet Algérien de la région de Chlef se bat depuis des années contre la corruption. Il fait partie des fondateurs de l’Association nationale de lutte contre la corruption, une association qui n’a jamais obtenu les agréments nécessaires de la part des autorités. Sur la boîte mail de l’association, il assure recevoir des informations sur de nouvelles affaires, «presque tous les jours», «principalement sur des affaires locales». Sourcils froncés, lunettes rectangulaires, il parle désormais de «prédation organisée». Pour lui, la modification du Code des marchés publics en 2016 a été fait «sur mesure, sous la pression de l’oligarchie». Harcelé, menacé, licencié, et toujours sans travail même si la justice lui a donné raison, Halim Feddal est certain d’une chose : «la politique de la rente est un catalyseur de la corruption».

Le politologue algérien Mohamed Hachemaoui considère que la corruption est le corolaire des régimes autoritaires. En 2012, il écrit dans la Revue internationale de politique comparée : «En Algérie comme au Maroc, la corruption, institutionnalisée dès les fondations des régimes, participe d’un système politique informel. Dans les deux cas, la corruption est tirée par l’abus de pouvoir et l’impunité. Les systèmes prétorien et monarchique, en diffusant une corruption endémique au bas de l’échelle et une grande corruption au sommet de la pyramide, permettent aux gouvernants de fragmenter l’élite stratégique, d’adoucir l’ordre autoritaire, de neutraliser le conflit de classe et d’assurer la survie de leurs régimes. Le système de corruption, qui préside à la mise en œuvre des programmes de développement autant qu’à l’allocation des ressources, génère cependant le mal-développement, aggrave la désintégration et creuse les inégalités, lesquelles font voler en éclats le «pacte social» et alimentent la prise de parole et la dissidence».

En 2011, la réponse de la rente Lorsqu’en 2011, des manifestations éclatent dans toute la région, le politologue l’analyse de la façon suivante : «le ressentiment et la colère des laissés-pour-compte du nouvel autoritarisme néolibéral sont canalisés à travers le rejet du « raïs » et de son « clan », qui incarnent dans les représentations populaires l’autoritarisme et la corruption». En Algérie, cette année là, après des manifestations contre le coût de la vie et le chômage et de multiples grèves, les autorités algériennes multiplient par deux les salaires des fonctionnaires et recrutent dans la fonction publique. La réponse sera la rente.

«Les régimes qui ont le mieux traversé les soulèvements sont ceux qui ont pu les éteindre grâce à la dépense publique», résume le diplomate Charles Thépaut dans Le monde arabe en morceaux (Armand Colin, 2017). Si ce n’en est pas le début, l’année 2011 accentue la politique algérienne de la rente. Ainsi en 2013, après des manifestations de chômeurs dans la région saharienne de Ouargla, le gouvernement a annoncé toute une série de mesures d’urgences (suppression du taux d’intérêt pour les prêts bancaires, développement de la formation professionnelle…) mais il a aussi relancé le développement des infrastructures (tramway, logements sociaux, usine de désalinisation de l’eau…).

La corruption comme outil politique Si les mouvements sociaux de 2011 ont permis des changements politiques, plus ou moins importants, ils n’ont pas fondamentalement changé l’opacité de certains mécanismes économiques. Mohamed Hachemaoui souligne que malgré la chute de Hosni Moubarak en Egypte, c’est bien l’armée égyptienne qui garde la main mise sur une importante partie de l’économie du pays. Selon l’organisation Global Financial Integrity (GFI), l’Égypte perd plus de six milliards de dollars par an, à cause des activités financières illicites et de la corruption gouvernementale. Fin 2015, Hicham Geneina, président de l’Autorité égyptienne de contrôle des comptes publics, annonce que la corruption publique atteint 600 milliards de livres (environ 60 milliards d’euros). Quelques mois plus tard, il est démis de ses fonctions par le président Abdelfatah Al Sissi et condamné par un tribunal du Caire à un an de prison avec sursis pour «diffusion de fausses informations».

En Algérie, en 2016, un organe national de prévention et de lutte contre la corruption, sous l’autorité du président Bouteflika, est installé à Alger. Le pays est aussi à l’origine d’une série d’initiatives contre la corruption dans les organismes politiques africains. Mais dans son article «Qui gouverne (réellement) l’Algérie?», publié dans la revue Politique Africaine, Mohamed Hachemaoui nuance : «la corruption participe d’un mécanisme institutionnel de contrôle politique et de régulation des conflits». La lutte contre la corruption est notamment utilisée par le département du renseignement et de la sécurité (DRS) selon le chercheur : «Le DRS, qui a fait des enquêtes afférentes à la grande corruption un domaine réservé, orchestre derechef le déballage, par presse interposée, d’une série de scandales visant l’entourage immédiat du président Bouteflika».

En Algérie, la nouvelle puissance du FCE Au delà des acteurs politiques traditionnels, ceux qui luttent contre la corruption en Algérie font face à un nouvel acteur : les grands chefs d’entreprise. Depuis 2014, et l’élection du président Abdelaziz Bouteflika pour un 4e mandat, le Forum des Chefs d’entreprise, regroupement de patrons, a pris plus d’importance dans les décisions politiques. Le FCE est dirigé par Ali Haddad, patron d’une entreprise de BTP dont le succès est lié aux commandes étatiques. L’homme est proche de Saïd Bouteflika, le frère du président, et il fait partie de ceux qui ont soutenu la candidature du Président pour un 4e mandat.

Ce nouveau pouvoir des puissances de l’argent s’illustre à l’été 2017, lorsque le Premier ministre Abdelmadjid Tebboune est demis de ses fonctions, trois mois après avoir été nommé. «La vision du Premier ministre ne cadrait pas avec la vision du président», a expliqué une source gouvernementale à l’AFP. Dans les faits, le premier ministre avait annoncé une série d’enquêtes sur l’attribution de marchés de gré à gré, dont les très politiques usines de montage automobile, des enquêtes pour fraude fiscale, et de nouvelles réglementations pour les importations.

Photo : L’ancien Premier ministre algérien Abdelmalek Sellal invité lors d’une réunion du Forum des Chefs d’entreprise (FCE) à Alger en 2014. Le FCE sera l’un des soutiens de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un 4e mandat. (Crédits : Leïla Beratto)