Les semences anciennes, une solution de résilience face aux changements climatiques

Mis à jour le 20/02/2023 | Publié le 12/02/2023
L’augmentation des prix comme les aléas climatiques poussent les acteurs agricoles méditerranéens à s’intéresser aux semences anciennes, plus résistantes. Mais de la plantation à la vente des produits, le développement de ces semences se heurte à tout un système économique local et mondial. 


Semences de la banque nationale de semences palestinienne, présentées lors d’un rassemblement de l’organisation internationale Via Campesina, en 2017.

Il faut prendre une petite route sinueuse pour atteindre le mont al-Ansari de la municipalité de Tebourba, à 35 km à l’ouest de Tunis. C’est là qu’habite Younes Mezri. Le quinquagénaire est agriculteur, garde-forestier et gardien d’une ancienne caserne militaire française qui jouxte sa maison. Un mélange des genres qui caractérise bien l’agriculture tunisienne. Une agriculture qui ne permet plus de vivre et où l’on s’arrange avec les lois.

En cette fin décembre, Younes Mezri est inquiet. Il surveille, sur son smartphone, la météo à venir : « Pas de pluie annoncée avant début janvier », soupire-t-il. Ses plantations accusent déjà un retard de croissance, faute d’eau. A l’extérieur de sa maison, depuis le haut d’une tour d’observation, il pointe du doigt ses terres : « ce rectangle marron que vous voyez, il devrait être vert avec des épis de blé d’une dizaine de centimètres de haut. » La Tunisie fait partie des 17 pays les plus pauvres en ressources hydriques, avec moins de 400 mètres cubes par habitant. Au 28 décembre, les barrages n’étaient remplis qu’à 28,5% avec des réserves inférieures de 43% à la moyenne des trois dernières années qui étaient loin d’être des années humides.

Chili, Biskri et Mahmoudi

Younes Mezri a donc de quoi s’inquiéter. Sur ses 30 hectares, il produit de l’orge, du blé et des fèves. Un quart de ses terres sont réservées aux semences autochtones comme le Chili, le Biskri et le Mahmoudi. Si ce Tunisien met en avant sa volonté de conserver la tradition, ces semences, qu’il continue de planter comme son père avant lui, ont bien des avantages. « Ces anciennes variétés résistent mieux à la chaleur et n’ont pas de maladie. Les variétés conventionnelles demandent des traitements qui coûtent cher. Au final, la production est deux fois plus importante mais la différence de gain passe dans les produits achetés », explique-t-il. La variété Karim, née au Mexique dans un laboratoire du Centre international d’amélioration du maïs et du blé, reste pourtant majoritaire en Tunisie. Les autorités tunisiennes ont fortement favorisé son implantation dans les années 1980 pour augmenter les rendements.

En Tunisie, l’Etat a officiellement le monopole des céréales (achat, vente et semences) via l’Office des céréales. Cette institution est normalement la seule qui peut acheter l’ensemble des récoltes et fournir les semences. Lorsque l’Office des céréales rachète la production aux agriculteurs, il ne prend pas en compte la qualité des moissons et mélange les récoltes autochtones et conventionnelles. Une banque nationale des gènes (BNG) travaille depuis 2007 à la conservation des semences autochtones. Elle est censée fournir les agriculteurs qui le souhaitent en semences autochtones. En échange, ceux-ci doivent lui fournir un certain pourcentage de leur récolte pour que la BNG la transforme en semences. Mais elle peine à s’imposer, les agriculteurs se débrouillent entre-eux pour se vendre les graines. La BNG, comme les autres institutions étatiques, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

En 2022, l’Etat a fixé le prix d’achat aux agriculteurs du blé dur (utilisé pour les pâtes alimentaires ou le couscous) à 130 TND (39,5€) les 100 kg et à 100 TND (30,38€) pour le blé tendre (essentiellement destiné à la farine). Des prix augmentés à la dernière minute de 30% pour s’assurer que les agriculteurs acceptent de vendre et pour limiter l’importation de céréales. Il fallait bien motiver les agriculteurs qui ont trouvé de multiples filons de vente, illégaux mais peu punis. Contournant le monopole de l’État, une célèbre marque achète par exemple le blé dur bio jusqu’à 250 TND (75,96€) les 100 kilos pour faire des pâtes de qualité vendues à Tunis ou en Europe. Des agriculteurs exportent également vers l’Algérie. D’autres revendent à des particuliers. Certains, enfin, font la sélection des graines pour vendre, à l’automne, des semences. 


La Tunisie est fortement dépendante des importations pour subvenir à ses besoins alimentaires. Encore plus depuis le début de la guerre en Ukraine, son principal fournisseur. En 2022, l’Office des céréales a ainsi collecté 6,8 millions de quintaux de blé dur et importé 3,9 millions de quintaux sans pour autant parvenir à répondre à sa consommation annuelle habituelle qui s’élève à 12 millions de quintaux. L’augmentation des coûts sur les marchés mondiaux a poussé le pays, endetté, à réduire le volume de ses importations totales de céréales (orge, blé dur et blé tendre) de près de 7 millions de quintaux. Malgré cette réduction de volume, la facture accuse un coût de 47 millions de dollars (près de 45 millions d’euros) supplémentaires par rapport à 2021.

Pénuries 

L’État semble chercher à économiser à tout prix les graines dorées. Les agriculteurs l’ont vu, cet automne, au moment où, habituellement, ils achètent à l’État les semences, que celui-ci prépare à partir des récoltes de l’été passé. Dans sa veste de garde-forestier, Younes Mezri accuse : « l’État n’a pas fourni de semences en octobre, mois où l’on sème. Nous avons été manipulés par l’État qui a pris toute la récolte et n’a pas donné de semences. » L’homme a dû acheter ses semences nouvelles auprès d’un cousin, également agriculteur, qui avait mis de côté une partie de sa récolte pour faire des semences. Nabil, un loueur de machines agricoles faisant également office de négociateur pour les ventes de semences entre agriculteurs, estime ainsi que le prix des semences nouvelles est monté à 180 TND les 100 kilos, voire plus selon la qualité, contre les 150 TND fixés par l’État. 

Le rationnement en céréales a eu une autre conséquence : nombreux sont les agriculteurs à avoir vendu leurs vaches en Algérie voisine, faute de pouvoir les nourrir. « Il faut compter 150 kg de céréales par mois et par tête », estime Younes Mezri qui possède encore neuf vaches. L’impact sur les consommateurs tunisiens est immédiat : depuis le mois d’août, lait et beurre manquent.

Slim Marzougui a repris l’exploitation de la terre familiale à Mornag, à 20 km au sud de Tunis, il y a 3 ans et s’y consacre à plein temps depuis un an. Ce titulaire d’un master en business international se réjouirait presque des pénuries : « Elles mèneront peut-être à une prise de conscience qui peut pousser à changer de paradigme alimentaire et politique. On a une vision de la ferme comme une usine qui doit produire le plus possible. Le manque de lait, ce n’est pas grave en soit, on peut s’en passer. Mais il faut protéger nos légumes. » 

Slim Marzougui sur son exploitation, décembre 2022. Photo : Maryline Dumas.

Ici aussi, le stress hydrique est une préoccupation. « Dans mon enfance, on avait un puits avec de l’eau à 6 mètres de profondeur. Quand l’eau a commencé à diminuer, on a nettoyé le puits, on a creusé un peu plus. Il y a 6 ans, on a été jusqu’à faire un sondage à 120 mètres pour trouver de l’eau. Aujourd’hui il n’y a plus rien, alors je dois m’adapter. L’hiver, j’attends la pluie, je n’arrose plus », explique le quadragénaire. 

Sur son hectare et demi de terre, se baladent quelques poules et des brebis. Les légumes poussent sur des buttes encadrées de planches de bois selon le modèle de la permaculture. Slim Marzougui cultive radis, carottes et épinards à partir de semences autochtones. Pour les fruits, il souhaite revenir aux porte-greffes anciens : les amandiers amers. « Ce sont des arbres qui vivent 40 à 70 ans sans eau. On en voit dans les fermes abandonnées. Il faut également revenir aux oliviers tunisiens. La variété espagnole Arbequina est aujourd’hui cultivée en intensif. Mais elle demande beaucoup d’eau et ne vit que 15 ans quand les oliviers tunisiens durent des milliers d’années », estime l’autodidacte. Pour nourrir ses six brebis, il a trouvé une solution : le leucaena, un arbre fourragé et fixateur d’azote. « Les moutons et les vaches adorent. Je ne donne plus de céréales à mes brebis donc je ne suis pas inquiet ». 

Alchimiste du terroir

C’est auprès de sa grand-mère que le français Thierry Navarre, vigneron sur les coteaux schisteux du pittoresque village de Roquebrun, a appris la science et la minutie des gestes des paysans d’antan. Tout jeune, à l’âge où d’autres se passionnent pour les bolides ou le ballon rond, le vigneron aime se perdre dans les pages de magazines de jardinage à la recherche des bonnes astuces, des bons gestes pour cultiver la terre avec respect. Un vrai alchimiste du terroir. Alors, quand il reprend les vignes que son grand-père cultivait déjà avant lui, il continue ses expérimentations et s’intéresse aux cépages oubliés et modestes. Ceux-ci sont des variétés de raisin qui ne sont pas aussi populaires ni aussi demandées que les cépages nobles. Ils ont souvent été abandonnés par souci de rentabilité, de goût. Certains sont parfois mélangés avec d’autres vins pour les améliorer.

Les terres du vigneron Thierry Navarre en 2023. Photo : DR.

D’un raisin que sa grand-mère consommait jadis à table, Thierry Navarre récupère quelques pieds auprès de son père. Animé par le désir de faire vivre « le patrimoine variétal », il toque ensuite à la porte de ses voisins et parvient à faire renaître le cépage Ribeyrenc, qui avait disparu. Il choisit de le planter sur un terrain aride et plein de cailloux. « S’il pousse ici, il peut pousser ailleurs », explique le vigneron de 59 ans. L’adéquation de ce cépage avec le territoire difficile est parfaite. Parti d’une expérimentation, ce sont aujourd’hui 15 hectares qui sont cultivés. « C’est un cépage qui aime la rusticité. Il est tardif. Récolté fin septembre, il donne des vins à 12°, avec peu de couleur et des arômes fruités. » Aujourd’hui, face à l’ampleur des aléas climatiques, la curiosité du viticulteur lui permet aussi de mieux résister. 

« C’était pire en 2021, mais cette année 2022 a été compliquée pour la vigne et la viticulture », annonce d’emblée Laurent Audeguin, directeur du pôle matériel végétal de l’Institut français de la vigne et du vin (IFV). Après des gelées tardives en mai, beaucoup de grêle, l’été a été caniculaire et historiquement chaud. Il a fallu, notamment dans le Languedoc, avancer les dates des vendanges. Le réchauffement climatique a des conséquences importantes sur la viticulture en France. « Il n’y a plus un viticulteur qui soit climatosceptique de nos jours. Quand chaque année, tu luttes pour la survie de ton exploitation, tu réalises vite le problème, résume Laurent Audeguin. Si on va sans doute s’y retrouver en termes de quantité cette année, c’est du côté de la qualité que c’est inquiétant. »

Une année caniculaire bientôt normale

Les températures élevées et les sécheresses récurrentes entraînent une augmentation de la concentration en sucre et en alcool dans les raisins, ce qui affecte la structure et le goût des vins. Or, la qualité de la production est un élément-clé de la réputation de la France, premier exportateur mondial de vin en valeur, avec 13 milliards d’euros d’exportation de vin et d’eau-de-vie en 2019, et de son succès sur le marché. Selon le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, la pays est le troisième producteur mondial de vin, avec une production annuelle d’environ 44 millions d’hectolitres en 2022.

L’Institut national de la recherche agronomique (INRAE), dans sa volonté d’accompagner les acteurs du vin, travaille à proposer plusieurs scénarios pour la viticulture française d’ici le milieu du siècle en fonction du changement climatique et de différentes stratégies d’adaptation. L’institut pilote depuis 2011 le programme  LACCAVE , avec les contributions de plus de 600 viticulteurs, représentant l’ensemble des régions viticoles. 

Sans adaptation spécifique au changement climatique, l’INRAE table sur une baisse de la production de vin en France d’ici 2050 en raison de la hausse des températures et des modifications des régimes de pluie. Dans un scénario où les vignerons mettent en place des stratégies pour s’adapter aux changements climatiques, comme la culture de cépages modestes ou l’utilisation de techniques d’irrigation ciblées, la production de vin pourrait se maintenir à un niveau similaire à celui d’aujourd’hui, voire augmenter grâce à de nouvelles zones favorables à la culture de la vigne.

Un cadre réglementaire qui revient à la variété

Mais légalement, cultiver des cépages modestes ou oubliés n’est pas un jeu d’enfant. Lorsque Thierry Navarre a commencé, produire du Ribeyrenc et le vendre était interdit. Pour le cultiver et le commercialiser, le vigneron a d’abord dû faire fi du cahier des charges de l’appellation Saint-Chinian et produit un vin sans appellation. « Le cadre réglementaire, si c’est évidemment important qu’il existe, bride les trois quart des gens à faire de l’expérimentation. Faire bouger les lignes dans le vin, c’est aussi compliqué que pour les bâtiments historiques. » C’est grâce à des rencontres et de la volonté qu’il a réussi à faire reconnaître ses vignes par ses pairs et les autorités.

Ce n’est que ces dernières années que cette quête de diversité patrimoniale est plébiscitée. Aujourd’hui, le changement climatique amène à devoir penser autrement. « Il n’y a jamais eu autant d’attente autour du matériel végétal. C’est le levier le plus plébiscité pour adapter la vigne», estime Laurent Audeguin. Alors que le paysage variétal s’était uniformisé depuis les 50 dernières années, dans toutes les régions viticoles, on travaille maintenant à multiplier les cépages pour en trouver de plus résistants aux sécheresses et aux parasites grâce à un cadre un peu plus permissif. Du côté du mythique Bordeaux, où l’on cultive historiquement du merlot et du cabernet sauvignon, une expérimentation de grande ampleur, commencée il y a dix ans par l’INRAE, évalue le potentiel d’une cinquantaine de cépages venus du Portugal, de Grèce ou même de Bulgarie. Dans d’autres régions, on autorise progressivement des cépages hybrides, croisés avec des cépages américains ou asiatiques.

« Il n’y aura pas de cépage miracle. Il faut trouver, notamment dans les cépages anciens, ceux qui sont adaptés à son contexte local », souligne Thierry Navarre. Lui, qui est aussi membre historique du Réseau Semence paysanne, regrette que la viticulture ait longtemps manqué de curiosité sur son patrimoine variétal. Si cela évolue, avec notamment les Rencontres des cépages modestes, une fois par an dans l’Aveyron depuis 2010, il plaide pour une réflexion qui donne plus de place à l’entraide et aux liens entre les gens de la terre. « Nos aînés discutaient entre eux au village et se refilaient les cultures qui fonctionnaient bien sur leur territoire. Il faut recréer ce réseau entre les gens de la terre, en y ajoutant les gens de la science. »

Les infographies de cet articles sont issues du rapport de l’INRAE «La vigne, le vin et le changement climatique en France».