En France, la solidarité face à la justice

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Mis à jour le 18/08/2021 | Publié le 03/02/2017

Visages de la solidarité pour certains, Pierre-Alain Mannoni et Cédric Herrou sont pourtant poursuivis pour «aide à l’entrée, à la circulation et au séjour de personnes en situation irrégulière». «Qu’aurais-je du faire ?», lance Pierre-Alain Mannoni dans la salle d’audience du TGI de Nice. Cette question morale est aujourd’hui au cœur des débats juridiques en France alors que la liste des personnes poursuivies pour être venus en aide aux migrants s’allonge. Que dit la loi? Quels arguments s’opposent dans les salles d’audience ? Chronique d’une bataille judiciaire qui prend parfois des allures politiques à grands renforts de tribunes médiatiques.

Episode 1, dans les couloirs du Tribunal de Grande Instance de Nice

Le 23 novembre, ils étaient nombreux rassemblés sur le parvis du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Nice. Qui venaient-ils soutenir ? Qu’avait donc à se reprocher Pierre-Alain Mannoni que la justice souhaitait entendre ce jour-là ? Aux yeux de la loi et du Parquet, cet ingénieur d’études à l’Université de Nice comparaissait pour « aide à la circulation et au séjour de personnes en situation irrégulière », et l’article 622-1 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Dans les faits, Pierre-Alain Mannoni a été arrêté dans la nuit du 17 au 18 octobre 2016 alors qu’il transportait trois Érythréennes. Recueillies quelques heures plus tôt dans un squat occupé par des citoyens de la vallée de la Roya, ces trois femmes souffraient de blessures nécessitant des soins. Ce n’est pas la première fois que Pierre-Alain Mannoni est arrêté avec à son bord des personnes en situation irrégulière. Mais jusque là il n’avait pas été poursuivi. C’est d’ailleurs l’un des enjeux de l’audience : quelle est la limite pour porter secours ? Pour ses soutiens rassemblés ce matin là, comme pour son avocate, Pierre-Alain Mannoni a agi pour des raisons humanitaires. Pour la justice, il est passible de 30 000 euros d’amende et de cinq ans d’emprisonnement. Des peines lourdes qui visent le plus souvent les passeurs et leurs réseaux.

Le « délit de solidarité » a pourtant été limité en 2012 par l’article 622-4 du CESEDA. Il précise qu’il ne peut y avoir de poursuites « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ». Un passage soumis à interprétation le jour de l’audience. Pour son avocate, la réponse est dans le texte car il n’a jamais été question de contributions financières : « C’est même le contraire si j’ose dire, explique-t-elle à , car souvent ils avancent eux-mêmes de l‘argent pour venir en aide à ces personnes ».

Des migrants, la vallée de la Roya en voit passer de plus en plus sur ses chemins de traverse depuis 2015. En juin d’abord, puis après les attentats du 13 novembre, le gouvernement a en effet pris la décision de rétablir certains contrôles aux frontières. Une décision prévue dans le « Code frontière Schengen » de 2006 qui dispose : « En cas de menace grave pour l’ordre public et la sécurité intérieure, les pays concernés peuvent exceptionnellement réintroduire le contrôle à leurs frontières intérieures pour une période de 30 jours au maximum ou pour la durée prévisible de la menace grave. »

Les migrants souhaitant rejoindre leurs proches ou les pays du nord sans s’enregistrer en Italie ou France ont donc revu les routes de l’exil. Celles empruntées dans la vallée de la Roya sont plus dangereuses et tortueuses. Epuisés, parfois blessés après avoir traversés des déserts, la méditerranée, et l’Italie, la plupart d’entre eux sont à ce moment de leur périple affaiblis. Face à cette détresse, des citoyens français prennent la décision de leur venir en aide. Dons de nourritures, de vêtements, hébergement ou transports vers des lieux plus sûrs et plus accueillants. Un zeste d’hospitalité et une goutte d’humanité qui peuvent être aux yeux de la justice considérés comme hors la loi à certaines occasions.

Lors de sa réquisition le procureur général Jean-Michel Prêtre fait une distinction : « Il y a trois types d’aide visée par la loi ; l’aide à l’entrée, au séjour, à la circulation ». Depuis le 30 décembre 2012 il existe des cas d’exemption de poursuite pour la seule aide au séjour. « Le texte prend en compte des situations particulières quand il est question de porter secours. Le secours n’est pas une nécessité mais un devoir», insiste même le représentant du Parquet. Mais ce soir là dans la salle d’audience du TGI de Nice, il remet en cause la notion de secours dans le cas de Pierre-Alain Mannoni. « Le 16 octobre, vous avez porté secours à des Soudanais qui marchaient sur une route sinueuse et risquaient d’être renversés. Le péril est imminent. » Pierre-Alain Mannoni avait donc ce jour là des raisons d’agir selon le procureur. « Mais dans la nuit du 17 au 18 vous avez pris en charge ces trois Erythréennes pour les faire soigner jusqu’à Marseille. N’y avait-il pas des centres plus proches ? », interroge Jean-Michel Prêtre. Une question pas si anodine, car selon Pierre-Alain Mannoni et d’autres citoyens rencontrés dans la salle des pas perdus, les migrants qu’on voudrait faire soigner dans les hôpitaux ou les centres médicaux du département seraient systématiquement reconduits aux frontières.

« J’aurais du faire quoi ? » demande Pierre-Alain Mannoni. De réponse ce soir-là, il n’en aura pas. Pour le moment, le juge a décidé de le relaxer, mais le parquet a fait appel de cette décision. L’audience ne devrait pas avoir lieu avant un an.

Cette bataille juridique, loin d’être terminée, n’a pas commencé avec Pierre-Alain Mannoni. Treize affaires similaires sont recensées sur le site du GISTI à la seule frontière italienne. Avant lui, Claire Marsol, une enseignante à la retraite, militante associative de Grasse a été condamnée le 13 juillet 2015 à payer une amende de 1 500 euros, jugement confirmé en appel en décembre dernier. Cédric Herrou, agriculteur devenu la figure de proue de la solidarité de ce petit coin de France a lui aussi été entendu en janvier, le délibéré a été rendu le 10 février. De même pour quatre nouveaux militants arrêtés début janvier « sur dénonciation » pour avoir transporté neuf clandestins. Cette liste à la Prévert pourrait s’allonger et c’est bien ce qui rend la situation inédite voire même politique comme le reconnaît Maëva Binimelis : « Qu’on poursuive des passeurs qui se font de l’argent sur le dos des migrants, rien de plus normal. Cela existait déjà et cela doit le rester. Mais le changement est palpable depuis quelques mois et les premières poursuites d’humanitaires. Une volonté politique bien plus qu’un besoin pénal ».

Episode 2, une joute politique et médiatique

Aiguisant leurs plumes via la presse locale ou les réseaux sociaux, des figures politiques de la région PACA prennent en effet des positions sans ambigüités, condamnant cette solidarité. Le premier à entrer en scène est Eric Ciotti, député des Alpes-Maritimes, dont le département a la charge de la protection des mineurs isolés étrangers. Pour lui, il n’est pas question de favoriser l’émergence d’une « filière d’immigration clandestine ». Pierre-Alain Mannoni, Cédric Herrou et leurs concitoyens seraient-ils une bande organisée de passeurs ? C’est ce que laisse penser le député qui a d’ailleurs signalé à la justice le 2 décembre 2016 « une poignée d’activistes » au titre de l’article 40 du code de procédure pénal.

Trois cents citoyens de la vallée avaient la veille porté plainte auprès du procureur de la République de Nice pour « délaissement de personnes hors d’état de se protéger » (Article 222-3 du code pénal) à l’encontre du conseil départemental des Alpes-Maritimes, du conseil Régional de PACA, de l’Aide Sociale à l’enfance, et du préfet des Alpes Maritimes. Ils rappellent ainsi la France à ses obligations au regard du droit international dans le cas des mineurs isolés. Certaines associations dénoncent en effet les reconductions à la frontière avec l’Italie de jeunes mineurs alors même que la Convention relative aux droits de l’enfant oblige les Etats à les protéger. C’est par exemple ce qu’a dénoncé l’Unicef le 13 décembre 2016 dans un communiqué relatif à la situation à la frontière entre la France et l’Italie.

Face à ces accusations de délaissement, la parole politique répond le plus souvent sécurité et risque terroriste et la bataille médiatique connaît de nombreux rebondissements. Le président de la région PACA, Christian Estrosi s’est par exemple fendu d’une tribune sur sa page Facebook après la relaxe de Pierre-Alain Mannoni : « Certains djihadistes se sont fait passer pour des migrants pour rentrer sur le territoire national. Comment ces individus qui viennent en aide aux migrants peuvent-ils nous certifier qu’ils n’ont pas fait rentrer de terroristes sur notre sol en violant la loi comme ils le font ? »

De manière plus inédite, le préfet des Alpes-Maritimes a également pris la plume en réponse à la tribune d’un historien se remémorant la tradition d’accueil dans la région. Le 7 décembre, George François Leclerc répond à Yvan Gastaut qui mettait en parallèle l’engagement actuel des citoyens de la vallée et celle des Justes pendant la Seconde guerre mondiale. « S’exprimer librement ne donne pas un droit absolu à écrire n’importe quoi », écrit-il en introduction. Retrouvez les échanges ici.

Episode 3, un enjeu national… et européen

Si emblématique soit la vallée, la problématique ne se limite pas à ce bout de France. A Paris ou à Calais, des citoyens sont également poursuivis pour être venus en aide à des migrants. Certains sous le coup du même article du CESEDA, d’autres à cause de textes sans rapport avec la législation visant à réguler les conditions de l’immigration. Le Gisti recense par exemple des cas de poursuite pour « outrage à agents » ou encore « délit d’entrave à la circulation d’un aéronef ». Le Groupe d’information et de soutien des immigrés tente d’informer sur la question alors que la justice remet au goût du jour ce qu’il a baptisé « délit de solidarité ». Depuis janvier, l’appel « Délinquants solidaires » a été signé par plusieurs centaines d’associations pour interpeler les pouvoirs publics. Le 9 février, ce même collectif a lancé des actions dans toute la France pour mettre la question au cœur du débat public.

Et ce vent de criminalisation qui préoccupe les associations parcourt l’Europe d’ouest en est, où d’autres citoyens sont eux aussi susceptibles d’être poursuivis pour les mêmes raisons. En Suisse, une affaire récente montre cette criminalisation latente. A Lausanne, le collectif R a ouvert un lieu d’accueil dans une église, le Refuge de Mon-Gré. Un lieu théoriquement inviolable, pourtant des migrants se sont fait arrêter devant le refuge et la procédure Dublin a été engagée. Le tout dans le contexte de l’article 116 de la loi Fédérale sur les étrangers qui ne prévoit pas d’immunités pour motifs humanitaires.

Sur le modèle de la directive européenne dite de « facilitation », article 1.1.a de la Directive 2002/90/CE du Conseil du 28 novembre 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers, plusieurs pays européens modulent également leur loi nationale. Outre l’article 622-1 du CESEDA en France, les textes nationaux harmonisés en Croatie reprennent ces mêmes termes (entrée, circulation, séjour). « La pénalisation inclut une amende et de l’emprisonnement, y compris dans les cas d’aide «indirecte » ou de « tentative» d’aide », explique Morgane Dujmovic, géographe qui travaille sur ces questions dans les Balkans. Devenue la première voie d’accès à l’Union Européenne à l’été 2015, les Balkans durcissent en effet leur politique à l’encontre des migrants mais aussi des personnes susceptibles de leur venir en aide. « Pris dans l’agenda des candidats à l’espace Schengen, ils doivent démontrer leur stricte application du code frontière », précise Morgane Dujmovic dans la revue du Gisti de décembre 2016. La lettre ouverte du gouvernement serbe adressée le 4 novembre 2016 aux ONG humanitaires, proscrit par exemple de distribuer tout soutien sous forme de « nourriture, vêtements, chaussures » en dehors des camps de transit officiels. Autant de lois et de textes juridiques qui laissent penser qu’en France comme ailleurs en Europe, venir en aide à des migrants dans le dénuement peut aujourd’hui mener sur les bancs de la justice.

Pour aller plus loin
Sur la question de la criminalisation des aidants en Europe une collecte d’information autour des cas de délits de solidarité à l’échelle européenne a été mise en place par le collectif Universitaires Solidaires. Vous pouvez d’ores et déjà leur écrire pour faire remonter les cas de délits de solidarité en Europe portés à votre connaissance (documents officiels, revue de presse, récits/témoignages, sites ressources, organisations relais…) univpaca@gmail.com.

Pour contacter le collectif de citoyens de la Roya Citoyens Solidaires

Toutes les informations pour suivre la mobilisation nationale initiée depuis le 9 février sur le site www.delinquantssolidaires.org

Affaires en cours
Le 10 février le tribunal correctionnel de Nice a condamné Cédric Herrou à 3 000 euros d’amende avec sursis pour avoir pris en charge des migrants sur le sol italien. Il a été relaxé notamment pour l’installation de migrants dans un centre de vacances désaffecté de la SNCF.

Le 8 août 2017, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a condamné Cédric Herrou à 4 mois de prison avec sursis. Une condamnation plus dure qu’en première instance, même si elle reste inférieure aux réquisitions du procureur (8 mois avec sursis). Il a finalement été condamné pour l’occupation illicite d’un bâtiment inoccupé de la SNCF. Cédric Herrou compte aujourd’hui porter l’affaire devant la Cour de cassation.

Les suites de l’affaire Pierre-Alain Mannoni

Après la réaction de Christian Estrosi sur sa page facebook à l’annonce du délibéré le 6 janvier dernier, Pierre-Alain Mannoni a décidé de porter plainte en diffamation contre le président de la région PACA. La plainte en citation directe a été déposée le 3 mars. Ce dernier devra se présenter en personne à l’audience du tribunal Correctionnel de Nice. La date de l’audience n’a pas encore été fixée.