En Espagne, la disparition des pédiatres passée sous silence

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Mis à jour le 17/10/2020 | Publié le 27/03/2018

L’Espagne fait face à une pénurie de pédiatres. Dans les prochaines années, du fait de la défaillance des politiques et du manque de planification, ce métier risque de disparaître du secteur public espagnol. Une situation peu médiatisée et méconnue du grand public.

Au centre de santé publique de Carabanchel, un quartier périphérique de Madrid, l’affluence de l’après-midi est rythmée par les personnes âgées en attente de leur visite chez le médecin généraliste. Au fond d’un couloir désert, un papier écrit à la main affiché sur la porte indique que le bureau du pédiatre est fermé. « Depuis plusieurs mois, dans ce quartier le pédiatre n’est disponible que le matin », confirme le gardien à l’entrée du bâtiment. Une situation ordinaire à Madrid et dans le reste de l’Espagne.

« La santé publique espagnole est l’une des meilleures au monde, cela devrait être un exemple à suivre ! », remarque Concepción Sánchez Pina, pédiatre et présidente de l’AEPap, l’association espagnole de pédiatres de la santé publique, qui a récemment lancé une pétition à l’intention du ministre de la Santé espagnol. « Le manque de personnel dans le secteur public est dû à des erreurs de planification de la politique et à une mauvaise gestion des ressources financières. Heureusement pour la population, à partir des années 2000 on assiste en Espagne à une présence plus importante des structures hospitalières privées avec du personnel embauché en pédiatrie. Nous réclamons aujourd’hui plus des pédiatres dans les centro de salud (centres de santé) ».

Les « centros de salud y atención primaria », les centres de santé et de premiers soins, sont l’élément phare du système de santé publique espagnol. Ici, les citoyens peuvent consulter des médecins généralistes, des pédiatres, des sages-femmes, des dentistes, des infirmières et des physiothérapeutes. Des consultations prises en charge par l’assistance sanitaire nationale. Ces dernières années, les contrats intérimaires, les salaires insuffisants et la surcharge de travail sont devenus des problèmes récurrents pour les jeunes médecins qui choisissent de devenir pédiatres dans le secteur public. « Selon les standards de la communauté européenne, un pédiatre ne devrait pas traiter plus de 900 enfants par mois, alors que la moyenne nationale espagnole est de 1 080, 1 177 si l’on considère la seule région de Madrid, c’est-à-dire plus de 60 enfants visités par jour », explique le docteur Juan Ruiz Canela, pédiatre. « Le pédiatre est le spécialiste qui suit la croissance de l’individu dans les années cruciales du développement biologique, psychologique et social de l’enfant. La surcharge de travail peut faire courir des risques pour la santé du patient, notamment à travers l’augmentation des erreurs de diagnostic. On perd ainsi la capacité d’intervenir et de suivre l’enfant dans sa croissance » termine-t-il.

Cette situation de crise est pourtant largement passée sous silence. À partir de 2008, avec la débâcle financière du pays, plusieurs milliers de familles ont quitté les structures privées pour revenir à la santé publique. Les caisses de l’État sont en pleine tourmente. Le secteur voit ses financements et son personnel baisser. Cependant, ce sont les réformes menées avant l’explosion de la bulle immobilière espagnole qui ont le plus contribué à fragiliser les services sociaux. « Dans la région de Madrid, la privatisation de la gestion des services de santé publique a débuté bien avant la crise économique. Un plan de privatisation et d’externalisation a été approuvé en 2004. La préparation des repas, les services de blanchisserie, ainsi que la construction des sept grands hôpitaux, ont été assignés à des entreprises privées qui, au moment de la récession économique, n’ont pas hésité à précariser le personnel et à baisser la qualité du service offert », retrace Sarah Babiker, mère de deux enfants et journaliste indépendante. « Ce plan, proposé par Esperanza Aguirre, personnalité politique du Parti populaire (PP) a été le premier et donc celui qui a eu le plus d’attention médiatique, mais d’autres ont suivi dans les années suivantes, et ce dans toute l’Espagne », explique-t-elle.

Selon le quotidien Publico, depuis 2002 la communauté autonome de Madrid a dépensé 921 millions d’euros en aides et investissements en faveur des structures hospitalières privées ou en faveur des entreprises privées qui ont en charge la gestion des hôpitaux publics, alors que les structures publiques, elles, ont bénéficié seulement de 32 millions d’euros. « On continue à descendre dans la rue, on réclame de meilleures conditions de travail pour l’ensemble du personnel de la santé publique espagnole et spécialement pour les pédiatres. Cela ne peut plus continuer comme ça ! », s’emporte Luis, 65 ans, pédiatre aujourd’hui à la retraite, cheveux blancs s’échappant d’un bonnet noir, quelques livres sous le bras. Il suit paisiblement la marche de la Marea blanca, la vague blanche. Cette branche du mouvement des indignés représente l’ensemble du personnel de santé publique espagnole et participe souvent aux manifestations pour les revendications sociales. « Les choses vont assez mal. Les hôpitaux sont dans une très mauvaise situation et ils économisent énormément sur l’entretien. Il y a quelques semaines, un tuyau d’arrivée d’eau s’est ouvert et a inondé l’UVI de pédiatrie. Ils ont été obligés de transférer douze enfants. Ils n’embauchent plus de personnel et pour les jeunes qui veulent démarrer dans ce métier, les conditions de travail sont de plus en plus dures », poursuit-t-il, défaitiste.

En Espagne, environ 400 nouveaux pédiatres sont admis chaque année à l’examen d’admission professionnel (MIR) et commencent à exercer cette profession. « Un nombre insuffisant aux besoins d’un pays où 17 % des pédiatres, soit environ 800 médecins, ont déjà plus de 60 ans. Il faut augmenter les places disponibles au MIR, mieux gérer les ressources économiques, stimuler les jeunes à travailler dans le secteur public et sensibiliser les familles à cette situation qui n’est pas connue ni médiatisée comme il le faudrait », conclut Concepción, « parce que si rien ne change, d’ici quelques années il n’y aura plus de pédiatres dans le secteur public. »