L’exil prolongé des Libyens en Tunisie

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Mis à jour le 17/10/2020 | Publié le 31/05/2018

Ils sont quelques centaines de milliers en Tunisie. Depuis 2011, de nombreux Libyens ont fui et continuent à fuir les violences pour se mettre à l’abri dans ce pays voisin qu’ils connaissent bien. Réputés aisés financièrement, ces réfugiés d’un genre particulier voient leur séjour s’éterniser, et les difficultés s’accumuler.

Ramadan*, 34 ans, pensait ne rester qu’une quinzaine de jours en Tunisie. Cela fait finalement quatre ans qu’il est ici avec sa femme et ses deux enfants. Menacé depuis 2013 en raison de son engagement en faveur des droits humains, il s’est résolu à partir en 2014, et travaille aujourd’hui dans une ONG à Tunis. « Nous pensions que la guerre ne durerait pas. Mais finalement ça ne s’est pas arrêté », soupire Ramadan en sirotant son « express » dans un café chic de La Marsa.

Comme Ramadan, de nombreux Libyens ont quitté leur pays en 2014, fuyant les violents affrontements entre milices. D’autres ont fui dès 2011, après la révolution. « Ils ont été environ 100 000 à partir, la plupart étant les soutiens les plus actifs à Mouammar Kadhafi », explique Camille Cassarini, chercheur en géographie et auteur de travaux sur la population libyenne dans le Grand Tunis. « Mais le vrai exil des Libyens a commencé début 2012 et s’est poursuivi jusqu’en 2015, le pic étant atteint en 2013. C’est lorsque les affrontements et les règlements de comptes se sont recomposés sur des critères locaux ou tribaux que beaucoup ont fui. La peur s’est répandue et la fuite s’est transformée en obligation. »

La Tunisie : un choix logique

Il est difficile de savoir combien de Libyens vivent aujourd’hui sur le sol tunisien. Les estimations varient de 7 000, selon le dernier recensement officiel tunisien qui date de 2014, à plus de deux millions selon un communiqué publié par le ministère de l’Intérieur tunisien en 2016 ! « En réalité, ces chiffres étaient issus des postes-frontières de Ras Jdir et Dehiba, et pouvaient comptabiliser une même personne entrant et sortant dans la même journée, ce qui est très commun dans les gouvernorats du sud », tempère Camille Cassarini, qui estime lui le nombre de Libyens résidant de façon permanente en Tunisie de 100 à 200 000.

Selon un rapport de l’Organisation internationale des migrations (OIM) paru en 2016, la plupart des Libyens sont installés dans le Grand Tunis (34,7 %), les autres se concentrant principalement sur les grandes villes côtières et le Sud frontalier de la Libye.

« Mon père a une maison ici, donc s’installer à Tunis était un choix logique » raconte Rima Attiga, 43 ans, rencontrée dans un salon de thé des Berges du Lac, le quartier d’affaires de Tunis. Fille d’un homme politique dont l’engagement a valu à toute la famille des menaces de mort, elle a fui Tripoli en 2014 avec ses deux filles, pensant revenir « au bout de trois ou quatre mois ». Après quelques semaines en Egypte, puis trois années à Malte à chercher du travail sans succès, cette dentiste de formation a fini par poser ses valises à Tunis en septembre 2017. Elle travaille aujourd’hui comme cheffe de projet au sein du programme libyen d’Expertise France, basé à Tunis. « Mon mari travaille en Libye. C’est dangereux mais je ne me plains pas », raconte-t-elle en souriant.


Une situation administrative instable

Si le choix de la Tunisie s’impose comme une évidence pour de nombreux Libyens, c’est en raison des liens historiques qui unissent les deux pays, mais aussi d’une certaine facilité de circulation. En 1988, une convention de libre-circulation est signée entre les deux États. Les Libyens se rendent régulièrement en Tunisie, en vacances ou pour se faire soigner dans des cliniques privées, et représentent une manne conséquente d’entrées touristiques et de devises. De leur côté, jusqu’en 2011, de nombreux Tunisiens se sont rendus en Libye pour travailler, effectuant des allers-retours réguliers. Enfin, dans le Sud de la Tunisie, le commerce et la contrebande à la frontière libyenne constituent l’une des ressources principale de la région.

« Mais depuis 2011, dans les faits, la convention de libre-circulation n’est plus appliquée en Tunisie et les Libyens sont soumis à une autorisation de séjour de trois mois, date à partir de laquelle ils sont soumis à des pénalités de 20 dinars par semaine », explique Camille Cassarini.

La famille Krewi est arrivée à Tunis en septembre 2017. Taha Krewi, originaire de Tripoli, 47 ans, est journaliste. Son épouse, Laila Moghrabi, journaliste et écrivaine, fait l’objet d’une fatwa de la part d’extrémistes et reçoit des menaces de mort en raison de ses écrits. C’est ce qui les a décidés à fuir leur pays, avec leurs trois enfants. En ce début de Ramadan, ils nous reçoivent dans leur nouveau chez-eux de l’Aouina, un quartier cossu au nord de Tunis. La maison est confortable, mais le minimalisme du salon rappelle tout de même l’instabilité de leur situation.

« Nous jouissons de plus de libertés en Tunisie, en particulier en tant que journalistes », explique Taha Krewi. « Mais notre situation ici est illégale : nous n’avons pas de carte de résidence, car nous n’avons pas d’emploi stable. »

« Tu as de l’argent, puisque tu es Libyen ! »

En Tunisie, où il n’existe pas de loi sur l’asile, les Libyens ne sont pas considérés comme des réfugiés par les organisations comme le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) : « Quand tu vas voir le HCR , ils te disent d’aller voir le Croissant rouge. Et quand tu vas voir le Croissant rouge, ils te disent d’aller voir le HCR », grince Ramadan.

« Du point de vue juridique, les Libyens auraient dû être considérés comme des réfugiés, la plupart faisant l’objet de menaces en raison de leurs appartenances », explique Camille Cassarini. « On est face à un cas relativement inédit dans l’histoire humanitaire. Une population faisant l’objet de menaces, ayant fui des zones de guerre, est pourtant considérée comme “simplement expatriée” du simple fait de sa prétendue richesse. (…) Le HCR en Tunisie a d’ailleurs refusé la plupart de leurs demandes. »

Il faut dire que l’image du Libyen richissime, chargé de valises de billets, a la peau dure en Tunisie. « Il est vrai que la plupart d’entre nous avons suffisamment d’argent pour survivre », reconnaît Rima Attiga. « La plupart des Libyens vivent dans de beaux quartiers, ont des voitures, mettent leurs enfants dans des écoles privées. Je suis moi-même très chanceuse. Je pensais avoir plus de difficultés que cela. Et la plupart des Tunisiens que j’ai rencontrés depuis mon arrivée sont très gentils, très accueillants. »

Les Libyens ne sont pourtant pas toujours bien considérés. Les vagues successives d’arrivées de Libyens ont coïncidé à Tunis avec de fortes augmentations des loyers, les propriétaires profitant de l’aisance de ces réfugiés d’un genre nouveau, ce qui a provoqué un certain ressentiment du côté de la population tunisienne.

« Quand je rencontre quelqu’un ici, bien souvent la première chose qu’il me dit c’est : “ah toi tu as de l’argent n’est-ce pas, puisque tu es Libyen ?” », regrette Ramadan. « Beaucoup de personnes tentent de profiter de nous : les chauffeurs de taxi, les commerçants, la police… », confie, amer, Taha Krewi.

« Une paupérisation lente mais irrémédiable »

La situation des Libyens en Tunisie est pourtant de moins en moins confortable. « Loin de l’image de nantis profiteurs, ils sont l’objet d’une paupérisation lente mais irrémédiable », avertit Camille Cassarini. (…) « L’accumulation de micro-arnaques a beaucoup joué dans leur appauvrissement à long terme. Les devises ont fondu et le dinar libyen vaut trois fois moins aujourd’hui. La rente que fournissait la Banque centrale libyenne à sa population en exil s’est trouvée elle aussi de plus en plus aléatoire et incertaine. »

Cette dégradation de la situation financière s’accompagne également d’une mise en pause cruelle des projets de vie. Dans la famille Krewi, si la jeune Lamis, 9 ans, a intégré une école tunisienne et est heureuse d’être en Tunisie, Yasin, le fils de 19 ans, a dû abandonner son cursus d’ingénieur, ne pouvant pas suivre les cours uniquement francophones des universités publiques tunisiennes. En attendant de trouver une solution, il travaille dans une entreprise libyenne d’événementiel installée à Tunis.

Pour beaucoup de réfugiés libyens, il est difficile d’abandonner l’idée d’un retour au pays. « Nous sommes dans l’attente », confie Rima Attiga. « Je reconnais que j’ai du mal à envisager mon avenir. Il y a une certaine liberté à vivre en Tunisie, en lieu sûr, mais je n’imagine pas cela comme définitif. C’est un vrai dilemme. »

« C’est difficile », soupire Ramadan. « Bien sûr, si un jour la paix revient en Libye je veux y retourner… Mais il faut être lucide : cela n’arrivera pas avant longtemps. »

* Le prénom a été modifié