Intérêt économique contre intérêt écologique : le défi de la maîtrise énergétique en Algérie

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Mis à jour le 17/10/2020 | Publié le 21/11/2018

Toute jeune société de consommation, l’Algérie voudrait, dans le sillage des dynamiques mondiales, développer des modèles de développement durable. Mais la rente pétrolière ne pousse pas à accélérer la transition énergétique.

Dans les allées du Salon international du livre d’Alger, l’Agence nationale des déchets a décoré un stand de trois grandes affiches colorées. Derrière un petit comptoir blanc, une jeune femme répète inlassablement ses arguments pour sensibiliser au recyclage, au public venu pour le grand événement culturel du pays. « L’Algérie sait très bien quelle est l’urgence climatique, quels en seront pour elle les coûts environnementaux et économiques. Elle a présenté un programme d’action en 2015 que les autorités sont censées mettre en œuvre », explique Nadia Benalouache, docteure en géographie économique et spécialiste de la transition énergétique bas-carbone en Méditerranée. « Sur la question de la maîtrise énergétique, un plan national a été annoncé en 2003 mais il n’y a pas eu d’élan ».

Pourtant, les chiffres ne laissent pas indifférents. En 2017, la consommation algérienne d’énergie a atteint 57 millions de tonnes d’équivalent pétrole (TEP), selon le ministère de l’Énergie. Le chiffre est stable depuis deux ans, mais il masque une dynamique importante. En Algérie, l’essentiel de l’énergie est utilisé par les ménages (40 %) et le transport (36 %) alors que le secteur de l’industrie consomme moins de 20 % du bilan énergétique national. Or, la consommation des ménages est en augmentation continue : de 2016 à 2017, la consommation d’électricité a augmenté de 10 %. Au premier trimestre de l’année 2018, la consommation avait déjà augmenté de 7,1 % par rapport à la même période de l’année précédente, selon le ministère de l’Énergie. La consommation de gaz naturel était en hausse de plus de 10 % à la même période. « La demande continue d’enregistrer des pics en termes de Puissance maximale appelée (PMA) durant la saison estivale », explique le ministère de l’Énergie. Les chiffres 2018 ne sont pas encore disponibles mais devraient confirmer cette tendance à la hausse de la demande, notamment à cause des températures record atteintes cet été dans les régions sahariennes.

L’impact des subventions sur la consommation d’électricité
L’augmentation démographique est le premier facteur explicatif. En 2005, le pays comptait 34 millions d’habitants. Aujourd’hui, il y en a plus de 41 millions. Parallèlement, en 10 ans, la consommation moyenne d’énergie par habitant a doublé, principalement grâce à l’amélioration du confort. Selon les statistiques de l’Office national des statistiques (ONS) – le service officiel des statistiques en Algérie – les Algériens ont dépensé en 2011 environ 51 millions de dollars en appareils électroménager, soit le double de ce qu’ils dépensaient une décennie auparavant. La fin des années de terrorisme et l’envolée des prix du baril de pétrole ont permis à l’Algérie d’amorcer une transformation vers une société de consommation. Enfin, la politique de subvention de l’énergie de l’État a permis aux ménages de dépenser de l’énergie en grande quantité. Selon un rapport du FMI, l’Algérie dépense 10 % de son PIB pour les subventions à l’énergie. « Les subventions créent des distorsions de prix qui affectent les comportements de consommation à la fois des ménages, mais également des entreprises. A tel point que la croissance des dernières années en termes de consommation interne d’énergie est affolante et fait craindre que nous n’ayons bientôt plus d’hydrocarbures à exporter à moyen terme », alerte le collectif NABNI (Notre Algérie Bâtie sur de Nouvelles Idées). En effet, les foyers algériens dépensent deux fois plus d’électricité que leurs voisins maghrébins. « Cette surconsommation interne d’énergie, dont nous gaspillons une bonne partie, est due essentiellement à l’effet prix de cette énergie bon marché et aux équipements énergivores », ajoute le collectif. Les prix de l’électricité n’avaient pas augmenté depuis 2005. En 2016, alors que le prix du baril de pétrole a chuté et que les revenus de l’État ont fondu, le gouvernement annonce que le tarif de l’électricité sera affecté par une TVA à 17 % pour toute consommation dépassant les 250 kWh par trimestre.

Cet été, des protestations ont éclaté à Ouargla, ville saharienne de plus de 200 000 habitants, où la température a dépassé les 51 degrés. Le ministre de l’Énergie avait d’abord déclaré ne pas comprendre les événements : « Il n’y a pas de problème particulier et les coupures de courant n’ont pas duré plus de 2 à 3 heures ». Début août, les autorités ont cependant accordé une réduction des factures d’électricité de 65 % aux habitants. « Comment rationaliser la consommation d’électricité alors que la chaleur frappe à plein fouet, à 56 degrés en été ? », rétorque Mohamed Guerras, un habitant de Ouargla. « En hiver, vu le prix de l’électricité, il n’y a aucun abus. Les citoyens sont conscients du problème ». Pourtant, son exigence reste celle d’un confort de base. « Ce que font les autorités, c’est du bricolage. Elles ne veulent pas investir plus dans le domaine de l’énergie. Il y a moins de coupures d’électricité qu’avant, mais il y en a quand même, surtout pendant l’été, parce que les postes électriques sont insuffisants pour répondre à la demande de la région ».

Maintenir la rente énergétique

À Oran, il n’y a pas les mêmes défis climatiques. Mais Abdelhafid a quelques réserves sur les économies d’énergie qu’il pourrait faire. « Bien sûr, je peux être vigilant sur ma consommation d’électricité, débrancher mes appareils en veille, analyse le jeune homme de 36 ans. Je sais que l’idéal serait de prendre les transports en commun. Mais on ne peut pas s’y fier, alors je me déplace avec des taxis. Ce n’est pas éco-compatible, mais c’est la seule manière d’arriver à l’heure au travail pour moi. » Nassim Touati a été chargé de projets culturels pour sensibiliser aux questions environnementales en 2016 et 2017 dans la région d’Oran : « Il y a une réelle volonté citoyenne d’améliorer les choses. Les habitants sont très réceptifs aux sensibilisations, mais tous les acteurs de la chaîne ne sont pas mobilisés, du journaliste qui montre peu d’intérêt pour ces thèmes, aux autorités qui ne facilitent pas l’obtention d’autorisations pour organiser des sensibilisations dans des lieux publics ». « Nous avons tellement été dans le besoin auparavant, que maintenant que nous avons accès à tout un tas de produits, nous les consommons », ajoute Abdelhafid, qui souligne l’impact des réformes du FMI sur le quotidien des Algériens pendant les années 1980. « La solution, c’est peut-être la sensibilisation des jeunes générations qui n’ont pas connu cette période. »

La responsabilité du consommateur est importante, mais celle de l’État est fondamentale dans les questions de maîtrise énergétique. Or, l’Algérie ne s’intéresse pas à ces questions là dans une perspective écologique, souligne Nadia Benalouache : « Il faut bien comprendre que l’Algérie ne veut pas rompre avec son modèle de rente énergétique. L’Algérie n’a pas besoin des énergies renouvelables pour avoir de l’énergie. En revanche, les énergies renouvelables et la politique de maîtrise énergétique peuvent lui permettre de préserver les ressources qu’elle a. C’est une situation tout à fait différente de celle de ses deux voisins ». Ainsi, le Premier ministre Ahmed Ouyahia a résumé le 29 octobre dernier, lors du sommet « Algeria Future Energy », la politique énergétique du pays : « Parler de l’avenir énergétique de l’Algérie, c’est parler des moyens pour mon pays de poursuivre son processus de développement et de diversification économiques et d’avancées sociales, car les hydrocarbures contribuent encore à hauteur de 40 % aux recettes du budget de l’État et représentent toujours plus de 90 % des revenus extérieurs du pays ». L’objectif affiché est « d’augmenter » les capacités de production d’énergie conventionnelle grâce à une « plus large prospection du domaine minier » et « y compris » à l’espace maritime. Mais le Premier ministre a affirmé ne pas oublier le développement des énergies renouvelables, et notamment le solaire.

« Pérenniser le travail associatif »

Le pays a bien installé des centrales photovoltaïques dans la région des Hauts-Plateaux, travaillé sur l’isolation thermique des bâtiments, promu la vente d’ampoules basse consommation, augmenté les taxes pour les produits qui consomment beaucoup d’énergie et accordé des avantages fiscaux à ceux qui, à l’inverse, en consomment peu. Mais ces initiatives ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. « L’Algérie est un pays de culture énergétique. Les ingénieurs de Sonelgaz sont très bien formés, les compétences sont là et capables d’évoluer, mais la volonté politique manque », analyse la chercheuse qui ajoute que les responsables du Centre de développement des énergies renouvelables sont peu écoutés voire pas invités lors des grands événements et que New Energy Algeria (NEAL), la joint-venture* (*filiale commune entre plusieurs entreprises dans le cadre d’une coopération économique internationale) entre Sonatrach, Sonelgaz et l’entreprise SIM en charge des énergies renouvelables, a été dissoute en 2012, alors que tout son personnel était spécialisé.

« La base est là », nuance Lamine Zellag, chargé des relations médias de l’association algéroise SIDRA. « Il faut maintenant généraliser les actions et pérenniser le travail associatif tout au long de l’année ». L’association, basée dans le quartier populaire de Belouizdad à Alger, développe depuis 2015 en Algérie l’initiative de « Earth Hour » : une heure sans lumière, pour réduire la consommation d’énergie. En 2018, l’initiative a obtenu le soutien officiel de la présidence de la République : « cela a permis une importante couverture médiatique, plus de visibilité et surtout, plus d’impact pour le plaidoyer », raconte-t-il. Le contexte, la crise économique liée à la chute des prix du pétrole et les températures caniculaires des deux derniers étés, a aussi facilité la prise de conscience. L’association parvient à rassembler les experts, les pouvoirs publics et la société civile autour de l’événement. En préparant l’édition de 2018, les bénévoles et la Sonelgaz parviennent même a lancer un nouveau projet : en parallèle de l’envoi des factures d’électricité, l’entreprise nationale enverra aux clients un prospectus qui liste les solutions pour réduire leur consommation d’électricité. « Il faut désormais obtenir plus de financements, l’adhésion des entreprises et la mise en place de lois adéquates », analyse Lamine Zellag. « Le plus important, c’est la construction d’un réseau : en mettant en relation les institutions nationales et locales avec les chercheurs, les start-up, les acteurs économiques, la société civile contribuera à mobiliser pour une véritable situation de plaidoyer ».