En Égypte, le journalisme indépendant peut-il résister à la dictature ?

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Mis à jour le 17/10/2020 | Publié le 30/11/2018

Face à la loi égyptienne qui tente de bâillonner les médias indépendants, certains tentent d’imaginer des solutions alternatives, voire d’entrer dans le jeu du pouvoir pour continuer à informer les citoyens.

Il aura eu une existence sur l’internet égyptien pendant seulement… neuf heures. En juin dernier, al-Kateb, nouveau site d’information consacré à la documentation des violations des droits et des libertés fondamentales en Égypte, a rejoint en un temps record les autres sites dont l’accès est bloqué par les autorités via les fournisseurs d’accès internet. Al-Jazeera, Human Rights Watch, Huffington Post, Mada Masr, Yanair, Daily News Egypt… la liste est longue : près de 500 sites ne sont plus accessibles depuis mai 2017. Motif légal ? Aucun.

La révolution de 2011 avait permis à une multitude de médias de voir le jour en Égypte. Pendant quelques mois, le ton des journalistes s’était libéré. Sur les plateaux télé, dans les studios radio, les voix se faisaient plus diverses. Impensable quelques mois plus tôt : les grands quotidiens privés comme Youm al-Sabah ou al-Shorouk, se lançaient dans des enquêtes dénonçant les abus des forces de sécurité ou pointant des faits de corruption. Mais le retour au pouvoir de l’armée, incarné par Abdel Fatah al-Sissi, a sonné le glas de cette courte période de relative liberté. L’Égypte est aujourd’hui le second pays qui compte le plus grand nombre de journalistes en prison, derrière la Chine, et se classe au 161ème rang sur 180 états dans le classement mondial de la liberté de la presse selon le rapport 2018 de Reporters sans frontières (RSF). La place du pays a régressé progressivement depuis la fin de l’ère Moubarak où l’Égypte figurait alors à la 127ème place sur 173 pays. « Avec au moins 37 journalistes actuellement détenus, le journalisme indépendant est en train de mourir en Égypte », a rappelé il y a quelques jours l’organisation, dont le site internet est également censuré dans le pays.

Nouvelle loi liberticide

Dans ce contexte répressif sans précédent, le 18 octobre dernier, le Conseil suprême de régulation des médias (CSRM) a annoncé de manière inattendue que tous les organes de presse étaient tenus de légaliser leur statut au regard de la nouvelle loi sur « la réglementation » des médias. En vertu de cette législation, radios, télévisions, journaux et sites d’information ont eu deux semaines pour s’acquitter de 50 000 à 1 million de livres égyptiennes (2 500 à 50 000 euros) et remplir une demande complexe d’autorisation de diffusion pour ne pas tomber dans l’illégalité. « Cette loi s’apparente à de l’extorsion, car désormais si les journalistes veulent travailler, ils doivent payer », dénonce Sophie Anmuth, responsable du bureau Moyen-Orient de RSF. « La mise en œuvre d’une loi sur les médias très coercitive a un objectif politique clair : étouffer les dernières voix indépendantes. On risque d’assister à l’extinction des derniers médias indépendants ou à leur exil hors d’Égypte. »

Cette loi vient s’ajouter à une série de mesures déjà mises en place par les autorités depuis 2014 pour contrôler le contenu des médias et empêcher les journalistes de travailler librement. Khaled el-Balshy, le fondateur du site al-Kateb, mais aussi rédacteur en chef d’al-Badaiah, également bloqué, nous reçoit dans son petit appartement situé à deux pas de la place Tahrir. « Ce projet cherche à contrôler entièrement les médias. Le contrôle de la presse en Égypte s’est fait en plusieurs étapes. D’abord des lois anti-terroristes qui restreignent la liberté de la presse, puis l’acquisition des médias privés par les services de sécurité, les blocages des sites web et enfin cette dernière loi qui impose des critères intenables pour survivre », assure-t-il. Ancien membre du comité « Liberté de la presse » au sein du syndicat des journalistes, il est depuis longtemps dans le viseur des autorités. En novembre 2016, il a notamment été condamné à deux ans de prison pour avoir aidé deux journalistes recherchés par la police à se réfugier dans l’enceinte du bâtiment de l’organisation syndicale. Une peine finalement réduite en appel. Depuis, le syndicat de la presse est lui aussi repassé sous le contrôle de représentants proches du pouvoir.

A l’annonce de cette loi qu’il juge anticonstitutionnelle, Khaled al-Balshy a enjoint ses collègues de tout bord à s’organiser pour faire reculer le gouvernement : « Personne ne m’a rejoint, même si des milliers de journalistes sont contre cette loi. Ils ont peur. Nous vivons dans une dictature et le fondement de toute dictature, c’est de terroriser ».

Comment résister ?

Mada Masr, site internet d’informations égyptien indépendant, est sans aucun doute l’une des principales cibles des autorités avec la promulgation de cette loi. Même si le site a lui aussi été censuré, son équipe a, elle, décidé de tenter de se conformer aux demandes. Pour voir. « Le choix d’essayer de présenter nos papiers et d’essayer d’appliquer la loi, c’est pour nous, aussi, une forme de résistance, dans le sens où on se dit : okay, vous nous imposez une loi avec laquelle nous ne sommes pas d’accord, mais on va quand même essayer d’appliquer cette loi et on va vous montrer comment vous pouvez être contre nous, même quand on la respecte », explique Lina Attalah, fondatrice du site. Une mise aux normes qui s’est apparentée à une course contre la montre : « J’ai délaissé la rédaction pendant deux semaines, je me suis mise à rassembler mes papiers et j’ai fait travailler avec moi un avocat pour être dans les temps », explique la jeune femme qui reconnaît que le site, de par sa notoriété et ses soutiens divers, a été en mesure de disposer de la logistique et de l’argent nécessaire. Mais quid des autres ? Al-Kateb a décidé d’arrêter toutes ses opérations, tout comme le média en ligne Masryat, pour éviter à tout prix les amendes exorbitantes (entre 50 000 et 150 000 euros) prévues pour punir ceux qui ne se soumettent pas à l’enregistrement imposé. D’autres n’ont pas eu le temps ni les moyens de prendre une quelconque décision et ne savent pas comment continuer à travailler.

Mais remplir toutes les cases et obtenir une validation du CSRM – sorte de nouveau ministère de l’Information – n’est de toute façon pas un pass pour la liberté, ni même la légalité. D’abord, parce que cette loi complexe est illisible et incomplète et ne permet pas aux médias souhaitant s’enregistrer de savoir si leur dossier est recevable. Et puis, en s’acquittant de la somme exigée par l’Etat, Mada Masr et les autres n’ont même pas la garantie de voir leur site débloqué. « Pourquoi un site bloqué voudrait s’enregistrer ? », a même récemment commenté Ahmed Salim, le Secrétaire général du CSRM.

Internet, le vrai Parlement égyptien

La nouvelle législation entend en réalité contrôler principalement tout ce qui se dit sur internet, l’un des derniers creusets d’expression libre qui échappe encore au pouvoir. « Ils ne comprennent pas vraiment comment fonctionne le web », souffle Lina Attalah. Ainsi, la loi définit un site internet comme « toutes pages, liens ou applications qui offrent des contenus médiatiques, ou publicitaires, textes, images, vidéos ou multimédia assigné à une URL ou un domaine spécifique, créé ou accessible via le world wide web ». Avec cette définition très large, tous les comptes Facebook, Twitter, Youtube et autres, tombent désormais sous l’autorité du CSRM qui pourra légalement demander leur blocage ou fermeture si le contenu lui déplaît.

L’esprit de la loi est donc clair et personne ne s’en cache : les informations qui s’écartent de la propagande officielle sont condamnées. Avec cette nouvelle législation, les sites ayant reçu un accord de diffuser devront par exemple se conformer aux demandes des autorités et cesser de produire de l’information si celles-ci l’exigent, « sous état d’urgence ou en temps de guerre » par exemple. Si Mada Masr joue le jeu du gouvernement, il résiste dans le même temps avec force aux tentatives d’empêcher la diffusion du travail de ses journalistes : contournement du blocage par la publication des articles via Facebook, threads sur Twitter, accord avec Google pour proposer une version « cache » du site qui résiste à la censure, et conseils aux lecteurs sur la façon de se procurer un VPN (réseau privé virtuel). S’il obtient une autorisation, le média n’a pas l’intention de se soumettre aux directives du CSRM. « Cela ne nous ressemble pas », explique Lina Attalah. « Donc je ne sais pas comment nous allons faire concrètement, mais je n’aimerais pas continuer à faire ce travail si c’est le genre de décision qu’il faut prendre ».

Khaled al-Balshy, lui non plus, n’est pas prêt à lâcher la plume et cherche d’autres moyens de continuer à informer. « C’est très risqué de faire du journalisme aujourd’hui en Égypte, c’est extrêmement dangereux, mais c’est un risque que nous devons prendre. Je l’ai fait auparavant, et je suis allé trois fois en prison. Mais on doit le faire, parce que les journalistes doivent défendre les droits des citoyens égyptiens ».

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