Un an après le 22 février, la société algérienne transformée

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Mis à jour le 17/10/2020 | Publié le 16/03/2020

Après un an de manifestations hebdomadaires pour un changement de système, les Algériens se sentent plus concernés par les choix politiques.


« Avant le 22 février, on vivait dans deux mondes parallèles avec les autorités. De temps en temps, ça s’entrechoquait et c’était douloureux », raconte Wihem, 30 ans, qui désormais, s’en « veut quand elle ne suit pas l’actualité ». « Aujourd’hui, je me dis que je ne sors pas manifester toutes les semaines pour me taire le reste de la semaine. Alors je me plains quand c’est nécessaire. J’ai pris confiance en moi ». Auparavant, cette habitante d’Oran ne connaissait qu’une poignée de membres du gouvernement. Plus d’un an après le début du mouvement de protestation populaire algérien pour demander un changement de système politique, la jeune femme connait les partis politiques existants, leurs idées et leurs leaders, et elle en a même rencontrés certains. « J’ai été très déçue. Finalement, l’opposition fonctionne comme une série de mini-systèmes. J’ai compris qu’il y avait beaucoup de travail », explique-t-elle. Quand on l’interroge sur ce qu’elle pense du nouveau Président Abdelmadjid Tebboune et de ses propositions de réformes, elle oscille entre l’insatisfaction, l’envie d’y croire et l’impression que ses espoirs peuvent être balayés à tout moment. « C’est super décevant de ne pas voir de changement politique au bout d’une année, dit-elle. Peut-être qu’il faut désigner des porte-parole pour aller discuter et prendre ce qu’on peut prendre, parce qu’on risque de ne rien gagner du tout ».

« Je m’exprime plus qu’avant »

Sur la corniche de Mostaganem, à 80 kilomètres d’Oran, des jeunes se pressent dans les nouveaux restaurants. Inal, 29 ans, a participé à toutes les manifestations. Aujourd’hui, il est peu enthousiaste. « Les gens sont plus libres de parler. Le wali (préfet) a un peu peur des critiques des citoyens. Mais nous sommes sortis manifester pour un changement de système. Après un an, on n’a rien obtenu », estime-t-il. Le jeune homme, qui a vu sa mère s’intéresser aux manifestations et y participer, admet pourtant que lui-même a changé : « Je m’exprime plus qu’avant, je n’ai plus peur. Même si le wali vient, je lui dis ce que je pense ».
Autre habituée des manifestations de Mostaganem, Dahbia, enseignante en architecture, a le même sentiment. « Le jour de l’élection présidentielle, on savait que la police allait arriver. On a manifesté, en attendant que la police nous tombe dessus. On n’avait plus peur ». Ce 12 décembre 2019, comme dans la plupart des régions du pays, les forces de l’ordre tentent d’empêcher les manifestations d’opposants au vote. A Oran, ce jour là, ainsi que le lendemain, des dizaines de manifestants sont interpellés et malmenés dans les commissariats. « On se faisait massacrer et Tebboune à la télévision parlait de dialoguer », se souvient Wihem. Dans la deuxième ville du pays, la mobilisation de la société civile est immédiate. Les arrestations sont recensées et médiatisées, un réseau de solidarité se met en place pour héberger ceux qui n’ont plus les moyens de rentrer chez eux après une arrestation, les personnes interpellées sont incitées à témoigner et à déposer plainte, soutenues par des militants plus expérimentés. En parallèle, les images de la violence se propagent sur les réseaux sociaux et suscitent l’indignation.
La police dénonce des « contenus malveillants manipulés et véhiculés par des personnes malintentionnées visant à altérer l’ordre et la tranquillité publics » mais annonce l’ouverture d’une enquête. Dès le lendemain, la « gaâda boulitik », le débat politique en plein air organisé quotidiennement dans la ville depuis le début du mouvement de protestation, est ouvert à la prise de parole des victimes des arrestations.

A Oran, la société civile a transmis son expérience

Cette réaction collective est assez inédite. A Oran, des associations ou des collectifs sont actifs depuis longtemps et ancrés dans le territoire. La participation de leurs membres dans les manifestations a eu de l’impact. « Le Hirak est le moment qui a fait un déclic mais il est inclus dans un processus qui a commencé avant. Ici, il y a des liens entre les acteurs de la société civile, et des liens entre la société civile et la population», explique Fatma Boufenik, responsable de l’association Femmes algériennes revendiquant leurs droits (FARD). Depuis le début du mouvement, l’expérience de ces militants a été mise à profit pour l’organisation des débats publics quotidiens « Gaâda Boulitik », par exemple, et pour mettre en place des stratégies après les arrestations de manifestants. Mais, à l’inverse, il a aussi permis à la société civile de se renforcer. « Les organisations ont réussi à mettre de côté les questions d’égo. Ici, les activistes n’ont pas fonctionné en terme de carré. Il n’y a ni carré féministe, ni carré de parti politique. Le seul qui a tenté d’exister, c’est le carré des islamistes, qui a été chassé par trois fois», raconte Fatma Boufenik. Pour cette militante de longue date, le mouvement de protestation a permis deux avancées majeures pour les acteurs de la société civile : l’union, dans le cadre des manifestations hebdomadaires oranaises, et la relance des discussions entre différents collectifs féministes du pays. Elle souligne malgré tout que ces avancées sont fragiles et que « les égos ne sont pas très loin ».