Assala Jawhary : «Nous avons besoin de sanctions fortes pour arrêter ces agresseurs»

Mis à jour le 30/05/2023 | Publié le 29/05/2023
Assala Jawhary est cheffe de l'unité de recherche et de développement de ABAAD, une association féministe libanaise créée en 2011 qui vise à faire de l'égalité entre les hommes et les femmes, une condition essentielle du développement social et économique durable dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Depuis le début de la crise du COVID-19, les appels reçus sur la ligne d’urgence de l'association ont augmenté de plus de 200%.

Image issue du rapport annuel de l’ONG Abaad en 2021 sur les violences liées aux inégalités de genre au Liban

Selon les autorités libanaises, les violences envers les femmes sous toutes leurs formes sont en forte hausse ces dernières années. Quelle est la situation actuelle ?

Dans l’écosystème social, il est connu que lorsqu’il y a une crise cela augmente le taux de violences sexistes et sexuelles. Au cours des quatre dernières années, avec la révolution qui a eu lieu fin 2019, le COVID et la crise économique, les violences sont de plus en plus nombreuses. Si l’on souhaite comprendre la situation au Liban, il faut aussi prendre en compte la tension qu’il y a dans le pays : cette insécurité fait aussi augmenter les violences. 

Avec tout le chaos qui règne aujourd’hui dans le pays, il est difficile pour les victimes de suivre l’évolution des lois et des réglementations si elles souhaitent entreprendre une procédure judiciaire. Nous avons des appels tous les jours sur notre ligne d’appel à destination des femmes victimes de violence ou survivantes d’agressions. En 2021, nous en avons reçu 3 600. 

Est-ce facile d’avoir un aperçu fiable de la situation face à la difficulté de récolter des données à ce sujet dans le pays ? 

Au Liban, plus généralement au Moyen-Orient et en Afrique du nord, avoir un aperçu fiable de la situation par le gouvernement est difficile car il n’y a pas de données officielles sur lesquelles on peut compter, ni qualitatives, ni quantitatives. C’est pour cela que nous dépendons des chiffres transmis par les sociétés civiles, des ONG nationales et internationales ainsi que de nos propres recherches et collectes de données.

Comment et pourquoi la crise économique et financière affecte-t-elle d’autant plus les femmes ? 

Les femmes, les enfants, les personnes âgées et les personnes en situation de handicap sont les plus vulnérables en temps de crise. En général, les hommes sont considérés comme ceux qui subviennent aux besoins de leur famille. Désormais, à cause de la crise, ils ne trouvent plus de travail. Ils n’ont donc pas la possibilité de bénéficier d’un soutien économique et de subvenir aux besoins essentiels de leur famille. Cela les rend plus tendus, plus enclins à la violence. 

Le manque d’autonomie financière est une des raisons principales derrière ces violences. Avec la crise, nous avons vu une augmentation des violences. Pour autant, les femmes ne les dénoncent pas même dans le cadre conjugal car elles n’ont aucune autre possibilité. Aujourd’hui, ce n’est pas facile de prendre la décision de partir du domicile pour recommencer à partir de rien. Elles n’ont nulle part où aller. Il n’y a pas beaucoup d’emplois disponibles, surtout si elles ne sont pas assez diplomées. Par exemple, les femmes qui n’ont pas eu la possibilité de faire des études à cause d’un mariage il y a 10 ans, ne peuvent plus trouver de travail parce qu’elles manquent de diplômes. 

L’écart entre les hommes et les femmes sur le marché du travail doit être également pris en considération et influer sur les décisions. Avec la crise, il n’y a pas beaucoup de postes qui sont très bien payés et ils sont déjà occupés par des hommes.

Donc la plus grande préoccupation pour les femmes, quand elles pensent à briser le cercle de la violence,  est : comment subvenir à mes besoins financiers si je veux quitter cet endroit, cette maison? Si je suis maltraitée, que puis-je faire ?

Comment expliquez vous la quasi-absence de condamnation des agresseurs ? 

Les lois et les législations sont la clé. Nous avons besoin de sanctions fortes pour arrêter ces agresseurs. Nous avons déjà des lois mais il y a quelques problèmes principaux. Certaines femmes ignorent l’existence de ces lois. Elles peuvent aller au tribunal et suivre un processus pour condamner leur agresseur sans connaître les lois qui les défendent.

C’est la même chose pour les forces de l’ordre. Certains policiers n’appliquent pas les lois qui existent lorsqu’une femme vient dénoncer les violences qu’elle subit. Ils considèrent cela comme un problème familial et privé avec lequel ils ne veulent pas interférer.

La troisième raison est que lorsqu’une femme doit traverser toutes les procédures juridiques afin de faire condamner l’auteur de violence, elle devra faire face à beaucoup de stress. Si elle veut se libérer de son mari ou d’un membre de sa famille, les personnes âgées et les chefs de famille vont lui mettre la pression pour qu’elle abandonne son projet.  Ces problématiques de clans arrivent encore dans certains endroits du Liban.

Les femmes issues de l’immigration, notamment syriennes, sont-elles plus victimes de violence ?

On sait que les femmes et les jeunes filles courent le plus grand risque d’être victimes de violences sexistes et sexuelles au cours de la phase de réinstallation. En immigrant, elles sont plus exposées aux violences et se trouvent en position de vulnérabilité. Ainsi, puisqu’elles demandent une protection ou une aide, qu’elles soient financières ou physiques, ces femmes sont malheureusement exploitées et sont également victimes de violences sexuelles.

Que mettez-vous en place pour venir en aide aux femmes ? 

Nous avons plusieurs programmes d’aide directe. Le premier programme s’articule autour de centres de soins holistiques multidisciplinaires pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Ce sont des centres communautaires sûrs et ouverts à tout le monde. Nous en avons sept à travers le Liban. Nous y proposons des activités récréatives, du soutien psychosocial individuel et en groupe pour les enfants et du soutien psychosocial et psychiatrique individuel pour les victimes de violences sexuelles. Les femmes peuvent venir s’entretenir avec un travailleur social pour mettre en place un plan d’action sur ce qu’il faut faire après , afin d’atteindre leurs objectifs et briser le cycle de la violence. On propose également une consultation juridique aux femmes qui en ont besoin, au moins pour qu’elles puissent savoir quelles sont les étapes suivantes en cas de procédure juridique. 

Ces mêmes services sont également proposés dans des refuges dans lesquels elles peuvent venir vivre. Nous avons trois refuges pour les femmes et les jeunes filles, ainsi que pour les femmes accompagnées de leurs enfants, qui sont les plus exposées au risque de violence. Par ailleurs, elles peuvent toujours prendre la décision de retourner dans leur famille si elles le souhaitent.

Nous avons aussi une unité mobile qui s’appelle “Jina Al-Dar”. Elle se déplace dans tout le Liban, jusque dans les zones les plus rurales, pour atteindre les personnes qui n’ont pas de centres à proximité et qui ne connaissent pas l’existence des services, des ONG ou des partenaires locaux travaillant sur ces questions. Nous organisons des séances de sensibilisation qui permettent au public de savoir qu’il est possible d’obtenir de l’aide et qu’il existe des lignes d’assistance qu’ils peuvent appeler.

Enfin, nous avons un centre pour les hommes. Nous y proposons des sessions de psychothérapie gratuite pour les hommes ou en couple, afin de travailler à briser le cercle de la violence. Nous accueillons aussi des hommes envoyés par le tribunal. Parfois, lorsqu’une femme porte plainte, l’aggresseur peut être contraint de suivre des sessions de psychothérapie avant de pouvoir rentrer chez lui. Les hommes assistent à un certain nombre de sessions puis retournent au tribunal avec un rapport du psychiatre qui permet au juge de prendre une décision. 

Pourquoi est-ce important selon vous de travailler auprès des hommes ? 

Travailler sur l’égalité des genres et les violences sexistes et sexuelles ne peut pas se faire que d’un seul côté. L’un des principaux axes d’action d’ABAAD, lors de sa création en 2011, était d’impliquer les hommes, car l’histoire a montré que travailler seulement avec une seule partie du problème ne fonctionnait pas.

Imaginons, si une femme subit des violences à son domicile. Elle vient dans un de nos refuges et se sent un peu mieux car elle est en dehors de chez elle. Mais lorsqu’elle retourne à l’endroit où elle a subi des violences et a été maltraitée, c’est le cercle de la violence qui ne se brise pas.

Les hommes subissent également les injonctions du système patriarcal sans en être conscients, parce que la société et les rôles attribués aux genres leur ont été imposés. Tout comme ceux qui ont été imposés aux femmes. Il est donc important d’impliquer les hommes afin qu’ils sachent que le système les affecte aussi bien que les femmes et d’obtenir un changement plus tard.

Les associations comme ABAAD sont-elles mises en difficulté dans leur fonctionnement, leur financement, par la crise ?

Oui, la crise a été très dure, en particulier la crise bancaire, parce que nous avions des fonds pour des projets en cours qui ont été gelés et perdus dans les banques. En 2019, à cause des “dollars frais” (le dollar en liquide a plus de valeur que l’argent gardé en banque) et de Sayfara (plateforme proposant un taux de change inférieur à celui du marché) , nous avons eu des problèmes de financement. Mais tout le monde a dû faire face à ces problèmes.