À Alger et Tunis, offensives contre l’information

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Mis à jour le 15/05/2023 | Publié le 03/05/2023
Pressions, arrestations, perte de salaires, fermeture de médias. Les journalistes tunisiens et algériens ont vu leurs conditions de travail se détériorer rapidement ces derniers mois.

Proposer tout de suite l’anonymat aux interlocuteurs, essuyer de plus en plus de refus, faire des interviews sur Signal (messagerie sécurisée), noter rapidement les messages qui s’effacent au bout de 5 minutes, s’auto-censurer et… travailler dans la crainte. En quelques mois, la liberté de la presse en Tunisie a fait un grand bond en arrière.

En cause, le décret-loi 54 du 13 septembre 2022 sur les délits électroniques, dont l’article 24 punit de cinq ans d’emprisonnement – 10 ans en cas d’ « atteinte grave à la sécurité nationale » ou si un agent de l’État est visé – la diffusion de fausses nouvelles. Pour Khaled Drareni, représentant de Reporters sans Frontières (RSF) en Afrique du nord, il s’agit d’un texte « disproportionné et flou, sans définition précise des fake news » : « C’est une loi liberticide qui ressemble à ce qu’on peut trouver au Maroc ou en Algérie. »


Nizar Bahloul, directeur du journal électronique Business News, a été l’un des premiers à en faire les frais. Mi-novembre 2022, sur la base du décret-loi 54, il a été interrogé à la brigade criminelle suite à une plainte de la ministre de la Justice pour diffamation et injures concernant un article sur le bilan de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden. Le journaliste est laissé libre, mais estime « avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête ».

« Complot contre l’État »

Quelques mois plus tard, mi-février, Noureddine Boutar, directeur de Mosaïque, première radio privée, est placé en détention pour blanchiment d’argent. Selon les avocats de la défense, les premiers interrogatoires ciblent la ligne éditoriale de Mosaïque, connue pour ses critiques envers le pouvoir. Les accusations ont été modifiées et aujourd’hui, Noureddine Boutar est accusé, comme une dizaine d’opposants politiques arrêtés à la même période que lui, de « complot contre l’État ». Ils risquent la peine de mort.

Dans la liste de personnes soupçonnées d’avoir participé à ce complot on trouve, entre autres, Bernard Henri-Lévy, personnalité médiatique française et Karim Guellati, l’associé de Nizar Bahloul. Dans son bureau de la cité Nasser à Tunis, ce dernier raconte : « Après l’arrestation de Nourredine Boutar, j’ai pensé être le suivant. J’ai réglé mes affaires à la banque et mes affaires familiales. Mon sac est prêt. » Le directeur de publication a également mis en garde ses journalistes : « Je leur ai dit qu’en cas de problème, je leur trouverai un avocat et je continuerai de payer leurs salaires, mais pour le reste, ils devront se débrouiller. Mes trois rédacteurs en chef sont des trentenaires qui n’ont pas connu Ben Ali. Ils apprennent à censurer. Et je suis aujourd’hui, le journaliste le plus censuré de ma rédaction. »

Pendant le mois de Ramadan, deux autres journalistes ont été visés par le décret-loi 54. Ibrahim Chaïbi, ministre des Affaires religieuses, a déposé deux plaintes pour diffamation contre Monia Arfaoui, du quotidien Essabah. En juillet 2022, elle évoque des soupçons de détournement d’argent public dans l’organisation du pèlerinage de la Mecque. La journaliste est aussi visée pour une publication Facebook dans laquelle elle remet en cause le bilan du ministre. Le ministre a également attaqué Mohamed Boughalleb, chroniqueur à la radio Cap FM, qui a affirmé qu’Ibrahim Chaïbi utilisait comme voiture de service la BMW d’un particulier qui aurait été mise sous séquestre par les services douaniers.

Craintes des sources

Au total, seulement une poignée de journalistes sont aujourd’hui poursuivis en justice sous le décret 54. « Il y a un sentiment de menace qui pousse à l’auto-censure, explique Amira Mohamed, vice-présidente du Syndicat national des Journalistes (SNJT). Et le fait que chaque citoyen peut être poursuivi crée des blocages : des sources refusent de parler aux journalistes. »

Les atteintes à la liberté de la presse ne datent pas du décret. Amel Chahed, journaliste à la télévision publique Wataniya depuis 2006, n’a pas été vue à l’écran depuis le 25 juillet 2021, jour où Kais Saied a suspendu le Parlement. En janvier dernier, une émission qu’elle présentait à la radio publique RTCI en tant que collaboratrice externe a été arrêtée. « La direction de la télévision publique a appelé celle de la radio pour demander de stopper mon émission », assure-t-elle. La journaliste a porté plainte contre sa supérieure pour empêchement de travailler et dilapidation des deniers publiques. « Cela n’a pas de sens de laisser des dizaines de fonctionnaires, comme moi, au placard en les payant. J’ai le droit de travailler ! », s’énerve celle qui, dorénavant, diffuse son émission sur  Facebook depuis les locaux du SNJT. « Je me suis dit que j’allais remplir mon devoir de service public. C’est aussi une vocation et une façon de résister, de dire non à la censure », justifie-t-elle.

Depuis janvier, une circulaire interdit aux journalistes des radios et télévisions publiques de s’exprimer sur la ligne éditoriale et les conditions de travail de leur média. Amira Mohamed note que la Wataniya « a changé de ligne éditoriale depuis le 25 juillet (date de la suspension du parlement, ndlr). Elle est devenue la porte-parole de Kais Saied. Les opposants ne sont plus invités. » L’évolution s’est faite en douceur après le coup de force de Kais Saied. D’abord, les autorités ont commencé par couper les ponts. « L’accès à l’information, même la plus banale, est difficile, raconte Amira Mohamed. Une circulaire interdit aux administrations de donner des informations aux journalistes sans accord du ministère de tutelle. Le président ne communique que sur sa page Facebook. Depuis son élection, il n’a donné qu’une interview à la télévision nationale à l’occasion de ses 100 jours. La cheffe du gouvernement ne fait aucune déclaration à la presse. »

Natalia Roman Morte, présidente du NAFCC (association des correspondants de médias étrangers) ajoute : « Les sources non-officielles, comme les militants ou les associations, sont de plus en plus réticentes à nous parler, pas seulement en tant que journalistes, mais aussi en tant qu’étrangers. » Lorsque le dossier de l’affaire du complot contre l’État a été divulgué, son contenu révélait que les accusations reposaient essentiellement sur des rencontres avec des diplomates et sur le fait qu’un des accusés possédait plusieurs dizaines de cartes de visite étrangères. « Vous pouvez reprendre mes publications sur Twitter ou Facebook sans problème, explique un cadre d’Ennahdha, le principal parti d’opposition. Mais je ne veux pas qu’on sache que j’ai parlé à la presse étrangère et qu’on m’accuse de complot. » L’échange a lieu sur l’application Signal et le militant a paramétré la messagerie de façon à ce que les messages s’effacent au bout de 5 minutes. Il est loin d’être le seul, aujourd’hui, à prendre de telles mesures. « La presse étrangère installée dans le pays pourrait commencer à peser ses mots par crainte de ne plus obtenir d’autorisation de travail ou de résidence », redoute Natalia Roman Morte. Il y a encore trois ans, la Tunisie était considérée comme le pays le plus sûr de la région pour accueillir les correspondants étrangers. « La Tunisie était un îlot de démocratie. Elle prend l’eau depuis quelques années. C’est très triste pour la région », regrette Khaled Drareni.

Période difficile

Il y a trois ans, le représentant de RSF était en prison, en Algérie. Interpellé pendant une manifestation du mouvement de protestation populaire « Hirak », qui a débuté en 2019 pour dénoncer la candidature de l’ancien Président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat. Khaled Drareni a été condamné à trois ans de prison ferme pour « incitation à un attroupement non armé » et « atteinte à l’intégrité du territoire national ». La peine a finalement été réduite en appel, mais cette condamnation n’était que le début d’une période difficile pour les journalistes algériens.

Depuis le printemps 2020, l’accès à des sites internet d’information a été entravé, plusieurs correspondants de journaux nationaux dans différentes régions du pays ont été condamnés pour « diffamation », des correspondants de médias internationaux ont fait face à des procédures judiciaires de plusieurs années, des journalistes ont du répondre devant des tribunaux du contenu d’articles sur la gestion du Covid-19, un journaliste a été interrogé par les forces de l’ordre à propos d’un édito, d’autres ont été incarcérés pour des articles liés à la création de nouvelles régions administratives dans le sud du pays ou la production de dattes.

Médias sous scellés

A la fin de l’année 2022, Ihsane El Kadi, directeur de plusieurs médias, dont Radio M, une web-radio connue pour ses émissions de débats, est placé sous mandat de dépôt et les locaux des médias qu’il dirige mis sous scellés. Cette arrestation intervient après deux ans de convocations judiciaires et de procès, dont l’un, intenté par le ministre de la Communication, des accusations d’ « appartenance à un mouvement terroriste » et une procédure judiciaire contre l’une des journalistes de ses médias pour « outrage à corps constitué ». En avril, Ihsane El Kadi est condamné à 5 ans de prison dont 3 ans ferme. La justice ordonne la dissolution de son entreprise, et donc de ses médias.

« Nous étions comme une famille. C’est comme si une partie de moi avait été arrachée », explique Kenza Khatto, 33 ans, à 15-38 Méditerranée. Journaliste à Radio M depuis 2020, elle a traversé une période de dépression lorsque le média a été fermé pendant laquelle il lui était impossible d’écrire. Aujourd’hui, elle jongle entre différentes collaborations pour des médias associatifs. « J’essaye de m’en sortir avec ça. Ça ne suffit pas, mais j’essaye », dit-elle. Et l’affaire Radio M n’est pas la dernière. Depuis le début de l’année 2023, deux autres personnes, le rédacteur en chef du quotidien Le Provincial, Mustapha Bendjema, et le chercheur Raouf Farrah, collaborateur du média Twala, ont été placés sous mandat de dépôt dans le cadre d’une enquête sur un youtubeur algérien, Abdou Semmar.

En parallèle, les autorités algériennes ont modifié le Code Pénal. L’article 144 punit de 6 mois à 3 ans de prison l’atteinte à «l’honneur», «la délicatesse», et «le respect dû à leur autorité» «un magistrat, un fonctionnaire, un officier public, un commandant ou un agent de la force publique». Le nouveau Code pénal prévoit également une peine de 1 à 3 ans de prison pour « toute personne jugée coupable de propagation de fausses informations ». 

Crise financière

Au-delà des arrestations, le contexte social des entreprises de presse algériennes est aujourd’hui dramatique. Au sein du célèbre quotidien francophone El Watan, 100 salariés sur 129 se sont mis en grève pendant près de six mois pour réclamer le paiement de leurs salaires. Ces derniers n’ont pas été versés pendant une année. Les comptes de l’entreprise sont bloqués, du fait d’un découvert de 70 millions de dinars (environ 470 000 euros) et El Watan ne peut plus rembourser ses prêts aux banques, contractés pour construire un nouveau siège. Ce dernier, qui pourrait permettre au journal de créer des revenus, est inutilisable, car l’entreprise est en litige avec les autorités, car elle n’a pas respecté le permis de construire.

L’autre quotidien francophone, Liberté, propriété de l’industriel Issad Rebrab a été fermé brutalement par son propriétaire, à l’été 2022. Au mois de mars 2023, le quotidien à petit tirage Reporters, dont une partie du capital était détenue par l’ancien responsable du patronat, Ali Haddad, aujourd’hui incarcéré pour des affaires de malversation, a annoncé qu’il mettait fin à sa parution papier.

Publicité étatique 

L’écosystème médiatique algérien est globalement coincé entre une dépendance à l’argent des industriels ou des hommes d’affaires et une dépendance à la publicité attribuée par l’État et son agence l’ANEP. Cette dernière est au cœur d’une enquête du parquet d’Alger pour des malversations «ayant causé des pertes en milliards au Trésor public », selon un communiqué du parquet. Cette agence, seule gérante des annonces publicitaires étatiques, dont les appels d’offre, paie des journaux pour insérer ces annonces publicitaires au sein de leurs pages. L’enquête révèle ce que dénoncent des journalistes depuis des années : des annonces payées à des journaux « microscopiques » ou « sans aucune existence sur la scène médiatique », selon les termes du communiqué du parquet, et des journaux « privilégiés » au détriment d’autres. 

Ainsi, en juin 2022, l’ancienne star du football algérien, Rabah Madjer, a été condamné à six mois de prison ferme : Il avait perçu 300 000 dinars (environ 2 000 euros) de l’ANEP pour des annonces publicitaires pour les deux journaux dont il était propriétaire, alors que ces journaux n’existaient plus. Conscient de la fragilité des modèles économiques existants, un média en ligne, Twala, a été créé en 2020, en essayant de mettre en place un modèle par abonnement payant. «Les abonnements représentent la base de notre modèle économique, bien qu’il inclue une partie de publicité», expliquait Lyas Hallas, l’un des fondateurs, en 2021. 

L’équipe de Twala s’est rapidement heurtée à un obstacle lié à la législation sur le change : impossible de faire payer des abonnements en monnaie étrangère. «Il n’y a pour l’instant aucune banque en Algérie qui dispose d’une solution opérationnelle», écrivait Lyas Hallas. 

Au mois d’avril, lorsqu’un projet de loi relatif à l’information a été adopté par l’Assemblée populaire nationale, avec pour objectif de «répondre aux attentes des professionnels» et  «simplifier les procédures administratives», ce sont plutôt de nouvelles sanctions possibles qui sont apparues. Le projet de loi prévoit l’interdiction aux médias algériens de bénéficier de tout «financement ou aide matérielle directe et indirecte de toute partie étrangère», et interdit aux journalistes « de porter atteinte à la mémoire nationale et aux symboles de la guerre de libération nationale ».