Construire son indépendance alimentaire, un défi méditerranéen

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Mis à jour le 14/04/2021 | Publié le 25/03/2021

À l’heure où l’agriculture est poussée à l’industrialisation, à la course au profit et à l’uniformisation de l’alimentation imposée par des multinationales qui privatisent la terre et les semences, il est difficile pour les Etats d’imaginer d’aller vers une production et une consommation indépendante d’autres états ou de grands groupes. Cependant elle pourrait passer par la conservation des semences en Tunisie et au Liban et des décisions politiques à Gaza où « 62% des Gazaouis souffrent d’insécurité alimentaire ».

Mathieu Galtier à Tunis, Inès Gil à Gaza et Hélène Bourgon pour le Liban

La pièce favorite de M’Barek Ben Naceur à la Banque nationale des gènes qu’il dirige depuis 6 ans n’est ni son bureau, ni la salle dévolue au très high-tech séquenceur d’ADN, ni le laboratoire, mais la salle des échantillons. Le long des murs, des étagères vitrées exposent les semences et graines conservées ; au centre de la pièce, des bouquets d’épis de céréales trônent. Le docteur en sciences agronomiques à la réputée Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège, 1994) a une tendresse particulière pour les épis de blé, issus des semences autochtones. Un amour aussi scientifique que politique.


En Tunisie, comme dans de nombreux pays du pourtour méditerranéen, la question de l’autosuffisance est sur la table depuis les premiers signes du tarissement des ressources en eau. La question de la conservation, de l’utilisation et la protection des semences autochtones figure parmi les conditions d’un cheminement vers l’indépendance et la sécurité alimentaire.

Des variétés plus résistantes 

« Les variétés tunisiennes de blé dur, par exemple, produisent chaque saison, même dans les zones arides et même en cas de sécheresse, alors que les variétés dites améliorées peuvent ne rien donner dans des conditions difficiles. Elles ont aussi moins besoin d’eau et leur teneur en protéines, de 15 à 17 % par graine, est supérieure aux autres (12 % en moyenne). Enfin, elles présentent un rendement de paille également plus élevé », énumère M’Barek Ben Naceur. Certes, les variétés améliorées offrent une productivité plus grande dans des conditions normales. Mais la « normalité » tunisienne évolue, dans le mauvais sens. Avec 450 mètres cubes d’eau disponibles par habitant·e et par an, le pays est classé par l’ONU comme un « pauvre en eau ». Résultat, chaque année, le spécialiste en génétique des céréales s’étouffe devant les chiffres de la balance alimentaire : en 2019, le taux de couverture a péniblement atteint les 75 %, et 40 % des importations étaient des céréales. « Nous pouvons être auto-suffisants en blé. En blé dur, c’est quasiment le cas et en blé tendre, j’ai soumis un plan. Le ministère de l’environnement (dont dépend la BNG) le connaît, des députés l’ont vu. J’attends leur retour », déplore-t-il. Le post-doctorant en biologie moléculaire à l’Université de Séoul, en Corée du Sud (1998) assure qu’avec une parcelle de 40×40 km, dans le sud du pays, 50 employé·es, un budget de 5,7 millions de dinars (1,8 million d’euros) et des semences locales, il peut rendre la Tunisie autosuffisante en blé tendre.

Une pratique qui se répand vite

En attendant, M’Barek Ben Naceur utilise toutes ses prérogatives pour promouvoir les utilisations du Chili, du Dhehba, de l’Aouija et autre Ailes d’hirondelle, noms vernaculaires de semences locales. La Banque nationale des gènes a pour vocation de conserver ces échantillons en chambre froide – le bâtiment abrite plus de 45 000 accessions (matériel végétal d’une espèce). Le dirigeant, originaire de la région semi-aride de Gabès, au sud du pays, a mis l’accent sur le développement de cultures in situ. Depuis son arrivée, le nombre d’agriculteurs partenaires est passé de 30 à 130 et les variétés autochtones de 9 à 54. Si, en valeur absolue, les chiffres paraissent faibles, ils ne reflètent pas la réalité du terrain, estime M’Barek Ben Naceur qui aime à raconter ses « belles surprises », découvertes au fil de ses déplacements sur le terrain. Récemment, il s’est ainsi rendu dans le gouvernorat (division administrative déconcentrée) de la Manouba pour visiter la parcelle d’une agricultrice partenaire. « On a découvert, que les femmes agricultrices s’étaient réunies en association et qu’elles utilisaient notre semence qui couvre maintenant 80 ha ! Cette dissémination se développe et n’est pas comptabilisée dans les données officielles. » Mais il y a aussi des mésaventures plus déprimantes. Pour accélérer la dispersion de ces semences, la BNG propose aux cultivateurs de venir chercher gratuitement un sac de 100 kg, contre la promesse d’en rendre la même quantité à la saison suivante. L’an dernier, la Banque n’a quasiment eu aucun retour. Le scientifique frémit à l’idée que certains aient pu utiliser les semences pour nourrir les bêtes. Il a donc rédigé une nouvelle convention plus contraignante pour la prochaine récolte : l’agriculteur s’engagera à remettre 200 kg de semences, contre les 100 kg obtenus gratuitement. Les partenariats risquent de se faire plus rares. Tant pis : « il faut faire désormais dans le qualitatif ». M’Barek Ben Naceur invite aussi les autorités à revoir leur politique en demandant à l’Office nationale des céréales de prendre en compte la teneur nutritionnelle des blés autochtones dans son prix d’achat afin que le rendement ne soit pas l’alpha et l’oméga de la politique agricole tunisienne.

Faire du qualitatif une condition de l’indépendance alimentaire pourrait donc être envisageable en Tunisie comme dans d’autres pays qui adoptent les techniques d’une agriculture raisonnée, artisanale et non industrielle. Convaincre et mobiliser l’ensemble de la profession et les responsables politiques pour d’éventuelles aides est essentiel mais ces nouvelles méthodes relèvent davantage d’un réel projet pour qu’il y ait un sens social et économique, relève un agriculteur tunisien converti à la permaculture.

« L’insécurité alimentaire préoccupante qui caractérise la région méditerranéenne résulte d’une crise polysémique, aggravée par le changement climatique en cours et par la généralisation du schéma agro-industriel de production et de consommation (…) », constatait en 2016 l’association Resolis dans sa revue très documentée qui met en avant l’importance de passer à des systèmes alimentaires territorialisés en Méditerranée.


M’Barek Ben Naceur à la Banque nationale des gènes

Des semences pour sauver le Liban

Trouver, reproduire et réadapter les semences pour les réintroduire fait partie des objectifs de la ferme Buzuruna juzuruna à Saadnayel, dans la région de la Bekaa, au Liban, où cette pratique existe depuis longtemps et ne s’est pas perdue au fil du temps. « Les gens font toujours leurs semences dans les villages », confie l’un des membres de l’exploitation Serge Harfouche. Sur les 2 hectares de terre, 1,8 sont consacrés à la culture de plantes endémiques de la région afin de reproduire les semences anciennes qui sont ensuite stockées dans « la maison des semences ». En 5 ans d’existence, la ferme a réuni 1 000 semences, surtout des légumineuses qui viennent de toute la région (80% des semences) et d’autres de pays méditerranéens, nord Europe ou encore d’Amérique latine. Un réseau de semencier·es méditerranéen·nes est né et permet d’effectuer des échanges entre fermes. Aucune législation sur les semences anciennes n’interdit pour le moment, ni la sauvegarde, ni la vente. Au Liban, où la crise économique fait des ravages et où l’explosion du port a détruit les réserves de blé et la poursuite de son importation durant plusieurs jours, la question de la sécurité alimentaire se révèle primordiale. Des agriculteur·rices libanais·es qui ne voyaient pas forcément l’intérêt de sauvegarder ces semences au départ, se disent aujourd’hui intéressé·es notamment face à l’effondrement de la monnaie, l’augmentation des prix des importations et la difficulté de faire venir notamment des graines.

A Gaza, l’impossible indépendance alimentaire

Au sud du Liban, dans les territoires palestiniens, les restrictions liées au blocus israélo-égyptien bloquent les activités agricoles et la pêche. Les Palestinien·nes, qui dépendent largement de l’aide internationale, sont plongé·es dans une insécurité alimentaire critique.

A Kuzaa, dans le sud de Gaza, Khaled inspecte les terres familiales : « je plante des tomates, des haricots, des choux-fleurs, et quelques mangues ». Depuis ses champs, il peut apercevoir la clôture de démarcation entre Gaza et Israël : « nous sommes à quelques centaines de mètres ». Les terres de Khaled sont situées dans la zone d’accès restreint, qui peut s’enfoncer jusqu’à 1000 mètres à l’intérieur de Gaza. Défini par l’armée israélienne, cet espace hautement dangereux longe la frontière : « à plusieurs reprises, des soldats israéliens m’ont tiré dessus à balle réelle alors que j’irriguais mes terres. »

L’implacable blocus – aérien, terrestre et maritime – instauré en 2007, suite à la prise de pouvoir par le Hamas dans la bande de Gaza, a endommagé le secteur alimentaire. 35% des terres arables sont situées dans la zone d’accès restreint. Selon Jehad Abu Hassan, responsable des activités de Première Urgence internationale à Gaza, « les agriculteurs ne peuvent rien cultiver à moins de 100 mètres de la bordure. À moins de 300 mètres, ils optent pour des cultures pluviales qui ne demandent pas beaucoup d’intervention, comme le blé. Mais ce n’est pas rentable. » Les restrictions drastiques dans les eaux palestiniennes affectent aussi l’activité de pêche1 car « l’armée israélienne limite l’espace autorisé pour pêcher et confisque le matériel » selon Mohammad, pêcheur à Gaza.

1https://www.ochaopt.org/content/gaza-s-fisheries-record-expansion-fishing-limit-and-relative-increase-fish-catch-shooting

Une économie étranglée

Près de quinze ans après la mise en place du blocus, les exportations depuis Gaza ont « pratiquement disparu »2, affectant le secteur alimentaire. « Avant 2007, on exportait des tomates et des concombres vers Israël, la Cisjordanie et des pays arabes » assure Khaled, « mais maintenant, on vend uniquement au marché de Khan Younes3. » Le secteur souffre aussi des guerres successives, des coupures d’électricité et du manque d’accès à certains produits. De nombreux intrants agricoles sont interdits d’importation selon Jehad Abu Hassan : « certains engrais, des semences et des pièces de rechange pour les machines sont inaccessibles. »

Le secteur alimentaire est d’autant plus affecté que le savoir-faire en matière d’aliments de première nécessité destinés au marché local était limité avant la mise en place du blocus. Depuis la prise de Gaza par Israël en 1967, « les productions agricoles étaient principalement destinées à l’exportation » selon le chercheur Taher Labadi. Pendant plusieurs décennies, les agriculteur·rices gazaouis avaient délaissé les marchés locaux « pour se tourner vers une production « de luxe » (fleurs, fraises, tomates cerises) nécessitant des intrants importés depuis Israël4. »

2https://unctad.org/system/files/official-document/tdb67_d5_fr.pdf

3 Dans le sud de la Bande de Gaza

4https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Taher-Labadi-sur-la-situation-economique-a-Gaza-le-Hamas-va.html

Une autonomie alimentaire limitée

Après la prise du pouvoir en 2007, pour contourner le blocus, « le gouvernement du Hamas à Gaza a souhaité inscrire la politique agricole dans une stratégie globale de « résistance économique » assure Taher Labadi. Utilisation des terres autrefois destinées à la production de luxe, construction de tunnels pour développer la contrebande : les autorités veulent réaliser « l’autosuffisance alimentaire pour ne plus dépendre d’Israël. » Si le territoire palestinien parvient à une certaine autosuffisance pour les fruits et légumes, le poisson et la volaille, « ce n’est pas le cas pour la viande rouge et les céréales », assure le chercheur. Du fait de cette alimentation peu variée et du manque de moyens dans l’agriculture et la pêche, 62% des Gazaouis souffrent aujourd’hui d’insécurité alimentaire, et l’enclave palestinienne est largement dépendante de l’aide internationale.

En 2020, l’UNRWA, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens, a distribué des paniers alimentaires à 1,3 millions de Gazaouis, soit plus de la moitié de la population. Cette aide repose néanmoins sur des bases fragiles depuis l’arrêt du financement par l’administration Trump en 2018. Selon Tamara Alrifai, porte-parole de l’agence, « l’UNRWA doute de sa capacité à maintenir tous les services, surtout en cette période de crise économique causée par le Coronavirus. » Dans la Bande de Gaza, les confinements successifs ont renforcé la pauvreté et considérablement fragilisé le secteur alimentaire : « je ne peux plus aller au marché pour vendre les produits générés par mes moutons » assure Souhala, bergère palestinienne originaire de Khan Younes. Elle poursuit : « sans aide extérieure, je ne pourrai pas continuer dans l’agriculture. Cette année, pour la première fois, je n’ai pas assez de moyens pour nourrir ma famille. »

Mondialisation, climat, ou encore conflits imposent un véritable challenge aux États et aux citoyen·nes tout autour de la Méditerranée qui petit à petit conscientisent l’urgence de penser l’alimentation sur le long terme et d’avoir une vision pour l’avenir où l’on privilégie l’optimisation à la maximalisation, la diversité de l’agriculture et des semences, bien commun de l’humanité, et favoriser l’autogestion des paysans dans leur travail au cœur de la terre. Les banques de gènes détenues par certains pays du sud et de l’est dont la vente ou le don de graines sont libres contrairement à l’Europe pourrait donc apporter des réponses à cette insécurité alimentaire. Cependant elles ne seront certainement pas suffisantes face à l’augmentation de la population et de la demande dans ces mêmes pays où la production céréalière ne croît pas depuis plusieurs années.