En Égypte, les villes du désert désertées

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Mis à jour le 17/10/2020 | Publié le 27/08/2018

Depuis les années 1970, des « villes nouvelles » ont poussé tout autour du Caire, dans le désert. Les riches Égyptiens y trouvent un moyen de s’extraire de la mégalopole surpeuplée et polluée, et les gouvernements successifs promettent aux plus pauvres de leur offrir des logements « dignes » dans ces nouvelles cités. Mais celles-ci restent souvent à moitié vides. Au moment où le Président Abdel Fattah El Sissi fait construire une gigantesque « Nouvelle Capitale », on peut se demander pour qui, ou pour quoi, ces « cités du désert » continuent de sortir du sable.

« La fontaine », « Dreamland », « Odyssia », « Scenario »… Sur de larges panneaux publicitaires, le long des autoroutes qui ceinturent Le Caire, les noms ronflants des villes nouvelles en construction s’affichent sur fond de jardins idylliques, de couchers de soleil ou d’enfants tout sourire. Les images promettent une vie paradisiaque à leurs futurs habitants, que cette vision de calme et de verdure ne peut que charmer, alors qu’ils sont coincés dans l’embouteillage quasi permanent du Caire… Certaines de ces villes nouvelles seront situées dans la « Nouvelle Capitale » que le Président Abdel Fattah El Sissi fait construire à 60 kilomètres à l’Est du Caire. Un projet pharaonique s’il en est : une ville sept fois plus grande que Paris, destinée à accueillir 6 millions d’Égyptiens, des centaines de milliers de logements, les ministères, un nouveau parlement, un aéroport, des hôtels de luxe, des centres commerciaux, d’immenses mosquées et églises… Tout cela pour 45 milliards de dollars – un budget qui n’est pas encore bouclé. Lancé en 2016, le chantier de cette ville à vocation administrative bat son plein, les ouvriers y travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre… El Sissi prévoit d’y installer les premiers fonctionnaires à l’été 2019.

Ce calendrier ambitieux, le chercheur et urbaniste américain David Sims, spécialiste des « villes du désert » égyptiennes, doute qu’il soit respecté, comme il doute que l’ensemble du projet soit mené à son terme. « Dans le meilleur des cas, il y aura les bâtiments gouvernementaux, où l’on viendra travailler. Mais personne n’habitera là-bas », estime-t-il. Pour lui, il est évident que l’un des objectifs du président égyptien, en lançant ce projet de nouvelle capitale, est politique : il s’agit de redorer l’image du régime militaire auprès des Égyptiens, alors qu’un certain mécontentement populaire vis-à-vis de la situation économique commence à se faire sentir. « L’armée détient la moitié des 15 entreprises qui travaillent en ce moment sur le chantier. Et les projets de logements qui doivent entourer la Nouvelle Capitale sont destinés aux Égyptiens fortunés et de la classe moyenne, c’est-à-dire ceux qui, pour la plupart, soutiennent El Sissi. »

L’affirmation du pouvoir via ces grands travaux – qui est l’enjeu symbolique de la politique égyptienne des villes nouvelles depuis quarante ans, de Sadate à Moubarak – passe toujours par les mêmes arguments : il faut désengorger la capitale égyptienne, qui n’est pas assez moderne et étouffe sous ses 23 millions d’habitants et son perpétuel nuage de pollution… « Le Caire souffre d’embouteillages, les infrastructures sont insuffisantes, c’est bondé partout et ce n’est pas assez beau. Pour toutes ces raisons, nous avons lancé la nouvelle capitale, qui sera à la pointe dans tous les domaines. On veut que ce soit notre nouvelle image, le nouveau visage de l’Égypte », expliquait ainsi Khaled Soliman, militaire en charge de la communication du gouvernement égyptien, en février dernier. Des paroles destinées à soigner l’image du régime à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières du pays.

Échecs à répétition

Mais si David Sims qui vit et travaille au Caire depuis 1974, est si pessimiste, c’est que ce discours a priori rationnel n’a que très rarement abouti à des projets réussis. « Étrangement, nous n’avons jamais eu les données du recensement de 2017 concernant la population des villes nouvelles. Mais en 2006, on sait qu’il y avait 800 000 habitants seulement dans toutes les villes nouvelles en Égypte, 11 millions d’Égyptiens vivant dans les quartiers informels du Caire », rappelle le chercheur. Pour lui, seuls les projets du 6 Octobre et de New Cairo peuvent être qualifiés de succès relatifs, tandis que la vingtaine d’autres villes nouvelles construites depuis quarante ans en Égypte sont majoritairement vides, certaines n’ayant même jamais été terminées. « Différentes études universitaires ont calculé qu’entre 60 et 70 % des logements construits dans les villes nouvelles en Égypte depuis les années 1970 étaient vacants », renchérit Khaled Mostafa, un architecte égyptien qui a fait une thèse sur huit villes construites autour du Caire. Il a étudié en particulier Badr City, ville à vocation industrielle située à 45 kilomètres du Caire sur la route de Suez, dont les premiers occupants sont arrivés en 1995. « Les habitants de Badr City – qui n’est occupée qu’à 30 % – se plaignent de différentes choses : les services promis par le gouvernement sont inexistants, les « zones commerciales » mentionnées sur les plans, absentes, et il n’y a que du sable à la place des jardins prévus… », rapporte Khaled Mostafa.

Or, le problème principal de ces villes nouvelles, c’est la distance : elles sont souvent situées à plusieurs kilomètres d’un centre urbain. « L’absence de transports publics est la première cause d’échec des projets à vocation sociale, parce que leurs habitants n’ont en général pas les moyens d’acheter une voiture », estime Khaled Mostafa. « Un habitant de Badr City m’a dit qu’il dépensait la moitié de ses revenus dans les transports, pour aller travailler dans son magasin au Caire chaque jour. » Comme les bus et autres lignes de métro promis par les autorités ne voient en général pas le jour, des réseaux informels de minibus, comme il en existe partout en Égypte, se mettent en place. « Il faut savoir que moins de 15 % de la population du « grand Caire » possède une voiture », souligne David Sims.

Autre écueil : les habitants n’ont pas le droit d’ouvrir un commerce au rez-de-chaussée d’un immeuble. « La conception des villes nouvelles repose sur le « zoning », le fait d’attribuer une fonction différente à chaque quartier : résidentielle, commerciale, administrative… », déplore Khaled Mostafa, qui propose justement, dans sa thèse, d’aménager les rez-de-chaussée de Badr City en commerces et espaces collectifs. David Sims fait le même constat : « Les ingénieurs urbanistes qui dessinent les villes nouvelles égyptiennes prennent toujours les banlieues américaines pour modèle, alors que l’on sait que ça ne fonctionne pas. Ils sont restés bloqués au XXe siècle. C’est un énorme gaspillage d’argent. »

Investissement à court terme et « appropriation »

Pourquoi alors, les dirigeants égyptiens s’acharnent-ils à lancer, encore et encore, des projets de villes nouvelles ? Pourquoi ne travaillent-ils pas plutôt à « remplir » et à améliorer celles qui existent déjà, ou à viabiliser les quartiers informels ? Pourquoi semblent-ils incapables de comprendre que ce modèle urbain est inefficace ? Au-delà des enjeux symboliques déjà évoqués, il existe aussi quelques raisons économiques. Ces chantiers font travailler des centaines de milliers d’ouvriers : alors que l’économie égyptienne n’a jamais vraiment redécollé après la révolution, ces emplois peu qualifiés sont salutaires. « L’un des objectifs du pouvoir est effectivement de faire tourner le secteur de la construction avec ces grands travaux. Mais vous ne pouvez pas bâtir une politique économique sur la construction, ça n’est pas un moteur », regrette David Sims.

Ce modèle fonctionne aussi parce qu’il repose sur une « bulle spéculative » : dans les villes nouvelles destinées aux classes moyennes et supérieures, les appartements ou maisons se vendent en fait assez bien, donc les entreprises privées qui lancent ces projets obtiennent un « retour sur investissement ». Mais les villes en question ne sont pas habitées pour autant, car ces achats immobiliers sont souvent un « placement ». « En Égypte, lorsqu’on a de l’argent de côté, on préfère acheter un appartement plutôt que déposer cet argent dans une banque », souligne Nicholas Simcik Arese, chercheur en anthropologie et urbanisme à l’université d’Oxford.

Sa thèse porte sur Haram City, le premier projet de logement social en Égypte bâti dans le cadre d’un partenariat public-privé : une branche de la société Orascom a construit la ville et la gère aujourd’hui. « L’État égyptien a vendu le terrain à Orascom pour presque rien, en vantant un projet qui profiterait aux plus pauvres. Ces logements ont finalement été vendus, avec profit, à des foyers des classes moyennes », résume le chercheur. Terminée en 2007, cette cité de 50 000 logements (400 000 étaient prévus dans le projet initial) était à moitié occupée en 2013, d’après Nicholas Simcik Arese. Mais elle se distingue par un événement singulier : en août 2010, puis février 2011, pendant le soulèvement contre Hosni Moubarak, 231 familles d’Égyptiens mal-logés ont investi les appartements de Haram City, et ont réussi à y rester jusqu’à aujourd’hui. Le « manager » de la ville, employé d’Orascom, a tenté par différents moyens d’expulser ces « squatteurs », mais ces derniers ont su se rendre indispensables : « Quand on habite Haram City, il faut faire plusieurs kilomètres pour trouver un mécanicien. Lorsqu’il fait très chaud, l’été, il faut aussi rouler longtemps pour acheter une pastèque à ses enfants… Les « squatteurs » ont fourni ces services aux habitants « officiels » de Haram City, et une interdépendance s’est créée petit à petit », raconte Nicholas Simcik Arese. Si bien que le « manager » a finalement renoncé à les évacuer de force…

Cet exemple très local de « réinvention » des villes nouvelles pourrait-il inspirer le gouvernement égyptien et le pousser à changer de méthode en matière de politique urbaine ? À défaut de vivre dans des « villes de rêve », les Egyptiens peuvent toujours en rêver.

Les villes nouvelles ne sont pas seulement jugées inutiles pour résoudre la crise du logement égyptienne, elles sont aussi une plaie pour l’environnement. À Al Rehab, l’une des luxueuses « gated communities » situées à l’Est du Caire, on « arrose le désert » pour y créer des jardins luxuriants et alimenter des étangs et fontaines. Du côté du gouvernement, on affirme que les cités idéales en projet seront « intelligentes » et alimentées en électricité via des énergies renouvelables, mais les quelques panneaux solaires et éoliennes – quand ils existent – sont loin de compenser le trafic routier supplémentaire généré par ces nouveaux ensembles. « Certaines villes nouvelles, où presque personne ne vit, sont illuminées la nuit », souligne David Sims. « Et à l’Ouest de la ville du 6 Octobre, il y a un immense marécage, visible sur Google Map : c’est là qu’ont atterri les eaux usées de la ville depuis 30 ans… » Autant d’exemples qui, selon le chercheur, montrent que la protection de l’environnement est loin d’être au centre des préoccupations des urbanistes et décideurs égyptiens.

Jason Larkin est un photographe britannique internationalement reconnu pour ses projets documentaires sociaux au long cours, ses portraits environnementaux et ses reportages sur les paysages. Son approche immersive et « lente » du journalisme permet de mettre en lumière d’importantes questions sociales, économiques et politiques. Sa série Cairo Divided a été réalisée en 2010.