En Turquie, des détroits en eaux troubles

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Mis à jour le 30/08/2021 | Publié le 06/09/2017

Côtes massivement bétonnées, développement industriel, forte densité urbaine. En Turquie, la mer de Marmara, encadrée par les détroits du Bosphore et des Dardanelles fait les frais des différentes pollutions régionales.

Le Bosphore : ses dauphins, ses mouettes, ses vendeurs de moules, ses couchers de soleil, ses bateaux de plaisance et ses feux d’artifice. L’image d’Epinal a de quoi séduire. Pourtant, pas la peine de gratter bien loin pour se rendre compte que le Bosphore, ce sont aussi des tankers, des bateaux de croisière, des tunnels sous-marin, des ponts, des lignes aériennes, une urbanisation forcenée, des déchets en tous genres. Le détroit, long de 31 kilomètres, traverse et sépare Istanbul entre rives asiatique et européenne. C’est l’un des deux goulots avec celui de çanakkale (Dardanelles) qui relient la mer Noire à la Méditerranée, via la mer de Marmara formant ce que les scientifiques nomment TSS (Turkish straits system).
Le long de ses eaux calmes, des familles se baignent le week-end, les restaurants offrent des poissons grillés ou marinés à la pelle. Mais les stambouliotes ont pu voir sa couleur virer au bleu turquoise et ses effluves parfumer avec insistance les rues de la mégalopole au début de l’été. Non sans inquiétude. Une éruption de phytoplancton (Emilia huxleyi) bénine se sont empressé d’affirmer les experts, applaudissant au passage la promesse de voir proliférer le poisson dans la zone.
Le phénomène, appelé eutrophication, serait dû au changement climatique qui provoquerait un excès quasi-poétique de substances nutritives : en rencontrant suffisamment de soleil, la poussière du Sahara balayée par le vent s’enrichirait dans les nuages pour retomber en pluie fertile sur ces eaux lointaines. D’autres poussées rouges d’un micro-organisme cousin peuvent toutefois être aperçues à certaines saisons par satellite pour cause de pollution de la mer Noire. Les circonvolutions parnassiennes de mère nature ne suffisent donc pas à écarter totalement les souillures environnementales.

L’autoroute du Bosphore

Les sources de contamination sont variées. Elles proviennent en partie du trafic maritime. Depuis la Convention de Montreux qui en a fait un passage international en 1936, le Bosphore s’est transformé en véritable autoroute. Plus de 42 000 bateaux fendent ses eaux chaque année, soit près de 120 par jour. Certains atteignent jusqu’à 400 mètres de long. Or la forme du détroit en « S » et ses courants peuvent rendre les manoeuvres difficiles. Depuis 1950, près de 500 accidents s’y sont produits. Les plus marquants resteront les naufrages de l’Independenta en 1979, du Nassia en 1994, du Gotia en 2002, mais aussi plus récemment du pétrolier russe Volganeft-139 abimé plus au nord, en mer Noire, en 2007. « Les effets de ces accidents ont duré de nombreuses années », souligne la chercheuse Esra Billur Balcıoğlu de l’université d’Istanbul. Même par temps calme, cet intense trafic pollue aussi. La moitié des déchets visibles dans les eaux serait issue des bateaux, estime son confrère Bayram Öztürk de la faculté des sciences aquatiques de l’Université d’Istanbul.

Pétrole et détergents

Un système d’information et de gestion du trafic maritime a été mis en place en Turquie depuis 2003. Les satellites permettent désormais de repérer et donc considérablement limiter les dégazages en mer. Les pilotes d’avion qui rejoignent les deux aéroports d’Istanbul se chargeraient également de les surveiller de haut et de dénoncer tout dérapage d’ampleur. Seulement, le contrôle par les gardes-cotes, lui, n’est pas chose aisée tant la tâche est immense.
La présence d’hydrocarbures en mer pourrait être due en outre à des fuites de carburant et déversements accidentels de cargaisons dangereuses. En cause : l’âge et la vétusté de certains bateaux sur cette route des exportations d’énergies fossiles depuis la Russie et l’Eurasie. Certains endroits de la mer de Marmara auraient ainsi encore des niveaux de pollution pétrolière supérieurs aux limites autorisées.

Si l’on prend en compte les conséquences des pollutions de la mer Noire, dont les eaux de surface descendent vers les mers turques, l’évaluation des facteurs de contamination devient vertigineuse. Cette mer semi-fermée est en effet elle-même altérée par les rivières et eaux usées de 16 pays dont le traitement et les systèmes agricoles laissent à désirer. « Le Danube et les rivières ukrainiennes et russes déchargent des métaux lourds et des pesticides dans la mer noire qui polluent tout le système des détroits », affirme Bayram Öztürk . La spectaculaire pollution aux boues rouges venue de Hongrie en 2010 s’y était d’ailleurs diluée sans que cela ne soit perceptible. A l’inverse l’impact des eaux qui s’écoulent en profondeur de la mer Mediterranée, via Marmara, vers la mer Noire, est encore peu documenté.

Déversements d’eaux usées

Autres pollutions souvent invisibles : les eaux souillées. Selon la Fondation turque de recherche maritime, TUDAV, 90% proviendraient des rejets des ferries et des bateaux de croisières. Mais les détergents utilisés par les ménages sont également en cause. A l’échelle du pays, le traitement des eaux usées serait passé de 28 à 65% entre 2000 et 2014 d’après l’OCDE. Malgré sa forte densité (près de 20 millions d’habitants), Istanbul fait figure de modèle. Malgré tout, sur sa rive asiatique de Kadikoy, des problèmes de saturation durant des orages ou de fortes pluies ont montré les limites de ces opérations. En 2015, la crique de Kurbagaliedere a ainsi vu l’accumulation de méthane teinter l’eau et imprégner les rues d’une odeur persillantielle. Des tests révélaient alors aussi la présence d’une bactérie fécale potentiellement nocive : l’Escherichia Coli.

Le long des cotes de Marmara, région la plus développée du pays, le degré de traitement des eaux fait débat, surtout autour des baies d’Izmit, Gemlik et Bandirma. Seuls 40% seraient filtrés comme il se doit, selon l’activiste Akgün Ilhan docteur en écologie politique, membre de la campagne « le droit à l’eau ». Les 60% restants (souvent semi-traités) finiraient dans les systèmes de décharges profondes, « hors de vue ».
Quel que soit leur degré de filtrage, les eaux usées atterrissent toutes au fond du Bosphore et de la mer. Or, la qualité et le degré d’utilisation des stations d’épuration sont aujourd’hui mis en doute. « Istanbul fait très bien ce travail mais autour de la mer de Marmara, il y a une concentration suspecte d’ammoniaque en eau profonde, par ailleurs les usines de traitement des eaux n’ont pas des factures d’électricité correspondant à ce qu’elles devraient dépenser », assure le professeur Cemal Saydam, océanographe. Sans parler de l’accroissement de la pollution des airs des centres urbains qui touche les eaux de surface aux moindres précipitations.

Industries lourdes
La pollution aux hydrocarbures trouve aussi sa cause dans les raffineries de la baie d’Izmit et le bassin industriel de Dilovasi au Nord-Est de la mer de Marmara. Textile, production de papier, de médicaments, de matériaux de construction, chantiers navals, usines de démantèlement de bateaux s’y côtoient. En 2008, l’OCDE soulignait ainsi que 53% des eaux usées d’origine industrielle contenant en bonne partie des métaux toxiques (mercure, plomb, chrome, zinc) continuaient d’être rejetés dans les cours d’eaux et eaux côtières sans traitement préalable. Un an plus tard, le chapitre 27 des négociations d’adhésion à l’Union européenne, consacré à l’environnement, s’ouvrait alors que le pays était jugé « totalement incompatible avec les acquis européens dans ce domaine ».
Le dernier rapport 2016 de la Commission européenne souligne que la Turquie en est encore aux balbutiements de son alignement avec les directives de l’UE en matière de pollution industrielle et de gestion du risque, notamment en ce qui concerne les émissions (Directives Seveso III). La diminution et l’évaluation de l’utilisation des produits chimiques se font aussi attendre.
La mise aux normes avance toutefois à grands pas à en croire Bahadir Kaleagasi, secrétaire général de la Tusiad, le plus important groupement d’entreprises du pays. « Pour être concurrentiel sur le plan international, elles doivent assurer la qualité de leurs produits et sont soumises à des inspections à l’export, y compris sur le plan environnemental », assure-t-il. Une question aussi « d’image de marque » dans une société de plus en plus sensible aux questions environnementales, plusieurs groupes turcs se sont mis à financer des ONG et associations du secteur.

Impact sur la biodiversité

Face à ces différentes sources de pollution, la biodiversité en a pris un coup. La présence d’hydrocarbures dans les eaux empêche l’atmosphère mais aussi les rayons du soleil d’y pénétrer ce qui bloque la photosynthèse des algues et engendre une baisse d’oxygène, pourtant nécessaire aux organismes vivants. Or, la mer de Marmara est déjà extrêmement fragile, « enfant de la mer noir et de la Méditerranée né avec de l’asthme », comme le résume le professeur Cemal Saydam. Les hydrocarbures perturberaient également l’odorat des poissons et leur capacité à se reproduire affirme la chercheuse Esra Billur Balcıoğlu. La pêche illégale et la surpêche représenteraient par ailleurs encore des prédations dans la région.
Le projet « sea Around Us », rattaché à l’Université de Colombie Britannique (Canada), rapporte la perte de plusieurs espèces dans les zones de pêche de Turquie : elles seraient passées de 30 en 1960 à 6 en 2013. Les chiffres ne font pas consensus. L’activiste Akgün Ilhan évoque la perte de 124 espèces et le déplacement forcé de 143 autres en 40 ans. Selon elle, il ne resterait plus qu’une dizaine d’espèces commercialisables dans la mère de Marmara mais leur population aurait baissé : de 95% pour les maquereaux, 90% pour les thons, 48% pour les daurades. Le chercheur Bayram Öztürk de l’Université d’Istanbul dénombre lui 65 espèces marines au bord de l’extinction, parmi elles 32 poissons et trois types de cétacés, dauphins et phoques moine en mer de Marmara. Car, effet de chaine oblige, la disparition de poissons a aussi des conséquences sur l’alimentation des dauphins selon Tudav, qui dénonce leur prise accidentelle dans des filets, la dégradation de leur habitat et les effets toxiques des produits chimiques. Leur pêche interdite depuis 1983 n’aurait quant à elle pas totalement disparu. Mais tandis que certaines espèces disparaissent, d’autres apparaissent ! Bayram Öztürk met ainsi en garde contre le danger représenté par les contrepoids hydrauliques censés stagner au fond des cales des gros tankers pour les stabiliser. Ils draguent des eaux sur des milliers de kilomètres et rejettent des espères étrangères dans les mers de la région. L’explosion de certains types de méduses y trouverait ainsi une explication (en plus du réchauffement climatique), tout comme la récente apparition d’une centaine d’espèces dans la mer de Marmara, le double en mer Noire. Or certaines méduses auraient elles-même provoqué la disparition d’anchois et de maquereaux.
Et dans nos assiettes ? Difficile d’y voir clair tant sur ce point, les avis sont partagés. Le professeur Bayram Öztürk promet que la consommation de poissons est sûre et non toxique. Un récent rapport de TUDAV (2016) souligne des concentrations de métal dans les poissons de Marmara avec des variantes selon les saisons : les taux de cadmium par exemple seraient supérieurs aux normes l’été. « Tout ce que vous mangez de la mer de Marmara est pollué, c’est la dose ingurgitée qui fait le poison (…) la consommation de ses produits à long terme a pour sûr des conséquences négatives sur la santé », tranche de son coté l’activiste Akgün Ilhan en pointant du doigt en particulier les moules qui contiendraient selon elle du mercure, du plomb et d’autres déchets industriels.
« La consommation des moules peut être risquée si elles viennent des zones polluées du Bosphore ou de la bay d’Izmit », affirme Esra Billur Balcıoğlu auteur de plusieurs études sur le sujet. Ces mollusques agissent en effet comme des filtres et avalent presque tout sur leur passage, notamment les PAHs (polycyclic aromatic hydrocarbons) qui présentent un risque en cas de consommation. Les poissons eux se diviseraient en fait en différentes catégories : manger ceux des profondeurs comme le haddock, le mulet rouge, le loup et le flétan pourrait engendrer des risques, du fait de la pollution pétrolière qui se niche dans les sédiments. Les poissons de surface tels que les anchois ou maquereaux seraient plus sûrs.
Seule certitude : à chaque poisson sa saison. Avec les migrations saisonnières de la mer Noire vers les eaux tempérées de Marmara et de la mer Egee, les produits frais ne sont pas disponibles partout toute l’année. Quant à la baignade, là encore les avis sont partagés. « Nager est parfaitement sans danger », s’exclame Cemal Saydam avant de nuancer « sauf peut-être pour de rares endroits sur quelques mètres ».

L’environnement mobilise

Les Ong, associations, partis écologistes existent, tout comme les initiatives pour protéger l’environnement, mais elles ne sont pas souvent écoutées par les autorités. En signe de protestation, certaines ont ainsi refusé de participer à la Journée de l’Environnement ces dernières années car leurs revendications sont encore nombreuses. L’antenne turque de la campagne internationale « Break Free » demande ainsi pêle-mêle la fin des installations de démantèlement des bateaux, des entreprises de pétrochimie, de remplissage de GPL et GNL, des usines d’engrais (gaz de pétrole et gaz naturel liquéfiés), des aciéries, dont les déchets sont relâchés dans la nature.
Olcay, membre de l’Organisation de défense des forêts du Nord qui milite aussi contre la pollution du Bosphore, se souvient de ses baignades dans son enfance. Aujourd’hui, plus question pour lui d’y faire trempette car « ce n’est plus la même mer ». Il y a deux ans, il a tout de même participé à une course dans ses eaux « qui n’étaient pas aussi limpides qu’avant ». Il regrette aujourd’hui que les autorités jouent sur l’opposition entre grands investisseurs « au service d’un développement » et écologistes pour les décrédibiliser. Un argument brandi de longue date mais qui rend la lutte pour l’environnement encore plus risquée, dans un contexte « autoritaire », ose Olcay.
Certains projets à l’étude ne vont d’ailleurs pas dans le bon sens considèrent les défenseurs de la nature : comme celui de décharger les eaux du bassin d’Ergene dans le Nord-ouest, contaminées par l’industrie lourde depuis les années 1970, vers la mer de Marmara. Eux réclament au contraire des zones de protection maritime. Beaucoup regrettent par ailleurs le manque de données officielles : les recherches sur les pollutions plastiques et nano-particules des eaux turques manqueraient encore cruellement (en Mer Noire ces pollutions sont dénoncées par le dernier rapport de l’Environmental Monitoring of The Black Sea financé par l’UE et les Nations-Unies).
L’actuel ministère « de l’Environnement et de l’Urbanisation » combine ironiquement deux intérêts conflictuels. Bruxelles a ainsi dénoncé dès 2012 « le déséquilibre entre ces deux enjeux et le manque d’attention concernant l’environnement dans le cadre des grands projets urbains ».

Et l’avenir ?
Code de l’environnement (loi cadre depuis 1989), Convention Marpol 73-78 pour la prévention de la pollution par les navires, Convention des eaux de Ballast (2014), la Turquie est signataire de plusieurs textes et accords internationaux. Elle préside en outre l’organisation de la coopération économique de la mer noire dont la protection de l’environnement est un des domaines de compétence et est partenaire du programme environnemental des Nations Unies (UNEP). Sur le papier, tout va donc dans le bon sens.
« Il est possible que le caractère modérément contraignant des réglementations environnementales attire des activités polluantes », déplore cependant le rapport 2016 de l’OCDE sur la Turquie. L’organisation appelle à améliorer les contrôles et à rendre les mesures de réduction des pollutions plus efficaces par rapport à leur coût. Des avancées en matière de réduction de l’économie informelle amélioreraient la transparence des entreprises et faciliteraient l’application de ces mesures, ajoute-t-elle. Les scientifiques turcs réclament également en choeur un meilleur respect des textes et un plus grand contrôle des centres d’épuration.
Dans le cadre du processus d’adhésion entamé en 2005 (2009 pour le chapitre consacré à l’environnement), l’Union européenne en est à son deuxième volet d’allocations (IPA II) au pays, dont la dernière tranche 2014-2020 consacre 600 millions d’euros aux mises aux normes environnementales. Une partie sera dédiée à la construction de nouvelles usines de traitement des eaux.
« Les législations turques et européennes ne sont pas suffisantes, sans législation internationale ces lois n’engendreront que des délocalisations de production », jauge Bahadir Kaleagasi, secrétaire général du groupement d’entreprises Tusiad tout en prônant une révolution industrielle vers des technologies non polluantes.
Or la commission européenne demande toujours Ankara de s’aligner sur ses directives en matière de traitement des déchets, des eaux, de pollutions industrielles mais aussi à assurer le droit du public à l’information concernant ces questions. Elle regrette que l’application de sa législation sur les biocides (désinfectants, insecticides) n’y soit prévue qu’en 2020 et que le pays n’ait pas encore ratifié la Convention de Rotterdam du PNUE (programme des nations unies pour l’environnement) et l’encourage à poursuivre ses efforts en terme d’adhésion aux conventions maritimes internationales. Dans un contexte de tensions bilatérales, se désole Bahadir Kaleagasi, « la force transformatrice de l’UE s’est beaucoup affaiblie à cause d’erreurs des deux cotés, les progrès en terme d’environnement en sont une des victimes ».