Féministes turques : « On essaye avant tout de protéger nos droits, plutôt que d’en gagner de nouveaux »

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Mis à jour le 18/07/2022 | Publié le 05/07/2022
Activiste et avocate des droits humains, Yasemin Öz se mobilise pour la défense des droits des femmes et des personnes LGBT en Turquie. Elle a notamment participé à la création de l’association Kaos Gay and Lesbian Cultural Research and Solidarity.

Comment expliquer l’ampleur des mobilisations au printemps 2020 contre le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul ? 

Plus de la moitié de la société n’était pas convaincue de la nécessité de se retirer de la Convention, le sujet était au cœur des débats pendant plusieurs semaines. Ces manifestations se sont déroulées en pleine pandémie, ce qui n’a pas freiné la mobilisation. Nous avons fait face à des arrestations, à des attaques de la part de la police, certaines femmes ont été torturées, mais elles n’ont pas abandonné. Par rapport à d’autres luttes, le mouvement féministe a pris du poids ces dernières années. Sur la question kurde par exemple, le gouvernement essaye toujours de les faire passer pour des terroristes. Mais il ne peut pas accuser toutes les femmes d’être des terroristes. Alors les mouvements féministes se sont renforcés et sont devenus porteurs de messages au-delà de la simple défense des droits des femmes. Cela ne convient pas au système. Il doit trouver des esclaves pour lui obéir. Si nous demandons plus de droits, nous devenons un danger potentiel pour le système qui s’appuie sur la domination d’un groupe sur les autres. Finalement, je pense que nous avons gagné. Ils se sont retirés de la Convention mais ils n’ont pas pu convaincre la société. La quasi-totalité des partis de l’opposition supporte la Convention et si le parti du Président perd les prochaines élections, nous la réintégrerons.

Que signifie cette volonté de quitter la Convention d’Istanbul ?  

Ce retrait n’est pas seulement un problème turc. Il est aussi le symbole du conservatisme qui s’installe plus largement dans le monde. La Convention d’Istanbul a mis en place des critères élevés de défense des droits des femmes mais aussi des personnes LGBT, des enfants, etc. Cette décision c’est aussi dire aux femmes de retourner à la maison. La crise sanitaire et économique est passée par là. Pour que les hommes trouvent un emploi, on demande aux femmes de reprendre les travaux domestiques. L’autre raison tient de la tendance conservatrice du gouvernement et de ses partisans qui pensent que les hommes et les femmes ne sont pas égaux. 

Quelles sont les nouvelles formes de luttes féministes face à ce gouvernement ? 

Après l’annonce du retrait, nous avons porté l’affaire devant la justice car nous savions que la mobilisation dans la rue ne changerait rien. Mais nous ne sommes pas très optimistes. Il n’y a pas vraiment de Cour indépendante pour le moment en Turquie. Nous tentons de mobiliser la société à nos côtés. D’ailleurs, certains maires ont annoncé qu’ils feraient appliquer la Convention malgré tout. Nous imaginons de nouveaux modes de communication afin de contourner les interdictions de manifestation. Par exemple, la Gay Pride est interdite depuis 2015, soit-disant pour nous protéger des terroristes qui voudraient nous atteindre. Alors nous avons partagé un communiqué de presse électronique et avons demandé aux personnes de le lire en se filmant partout dans la ville et de le partager sur les réseaux sociaux. Nous avons de plus en plus de groupes de discussion en ligne. D’ailleurs c’est parfois trop ! Cela nous permet aussi d’atteindre des personnes partout dans le pays, là où on ne pouvait pas forcément le faire auparavant.

Quelles sont les principales luttes en cours en Turquie concernant les droits des femmes et des personnes LGBT ? 

Les combats sont nombreux face au gouvernement à propos des questions d’âge minimum pour le mariage ou des féminicides ; on estime que dix femmes sont tuées chaque jour en Turquie. Aujourd’hui, on essaye avant tout de protéger nos droits, plutôt que d’en gagner de nouveaux. Si nous n’arrivons pas à faire bouger le gouvernement, nous essaierons de faire changer les mentalités, nous agirons sur l’éducation. Parfois la législation précède la société, parfois, la société avance plus vite que la législation. Quand la République turque a été créée, la législation précédait la société, ce n’est plus le cas. 

Ces luttes impliquent-elles une prise de risque de la part des personnes impliquées ? 

Oui, plus particulièrement s’agissant des luttes pour les droits des personnes LGBT. Depuis plus de trois ans, nous sommes la cible du ministre de l’Intérieur. Il a notamment expliqué que les LGBT seraient à la source du Covid. Nous avons décidé de ne plus rendre publiques les adresses de nos organisations. Nous allons au bureau à tour de rôle, afin de limiter le risque que toute l’équipe soit prise pour cible. 

Quel serait le sujet que vous souhaiteriez partager avec d’autres mouvements féministes en Méditerranée ? 

L’avortement est un sujet important dans de nombreux pays européens. Ça l’est devenu en Turquie également. Cela n’était pas un problème auparavant. Officiellement, tu peux te rendre dans un hôpital pour avorter, mais dans les faits, c’est quasi-impossible. Donc les femmes doivent se rendre dans des hôpitaux privés. Sans ressources, c’est donc beaucoup plus difficile. La défense des personnes migrantes est un autre sujet. Elles n’ont pas accès aux droits élémentaires en matière de santé, d’éducation, etc. Les pays européens protègent Erdogan en lui demandant de fermer les portes. Les mouvements féministes devraient interpeller leurs pays sur ces questions-là car bien souvent les plus vulnérables sont les LGBT, les femmes, les enfants et les personnes les plus pauvres.