La production de cannabis en Méditerranée

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Mis à jour le 17/10/2020 | Publié le 13/05/2017

Sociologue économiste, Kenza Afsahi travaille sur la production de drogues. Elle insiste notamment sur l’impact des changements structurels du marché du cannabis dans le monde (législation, nouveaux produits,…) et sur l’avenir des producteurs de cannabis dans les pays du Sud. Avec elle, nous décryptons l’adaptation des pays historiquement producteurs de cannabis en Méditerranée, principalement Maroc et Liban, face aux nouveaux modes de production.

La Méditerranée est historiquement une des principales régions productrices de cannabis avec le Maroc et le Liban, est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

Effectivement, la région méditerranéenne est une région historique de production de cannabis, mais ce n’est qu’au cours de ces cinquante dernières années que le Maroc et le Liban* sont devenus parmi les plus importants producteurs de haschich au monde pour ce qui concerne le marché d’exportation. Il y a eu, par le passé, d’autres espaces de culture de cannabis en Afrique du Nord, au Moyen Orient et en Europe du Sud, notamment en Egypte, en Syrie, en Algérie, en Tunisie, en Grèce et en Turquie.

Le Maroc, qui est un pays traditionnel de culture de cannabis (de kif ou herbe de cannabis), a commencé à produire du haschich pour répondre à la demande européenne, puis l’a ensuite diffusé sur son territoire national. Le Liban l’a destiné dans un premier temps à l’Europe et le Moyen Orient, mais très peu de haschich libanais circule actuellement en Europe, si on en croit les saisies réalisées par la police européenne et les dires des consommateurs européens.

Aujourd’hui, le Rif au Maroc et la Beqaa au Liban sont toutes deux d’importantes régions de production de cannabis. Les paysans les plus pauvres y ont profité de l’opportunité économique provoquée par la prohibition et une demande mondiale soutenue de cannabis. Le Maroc et le Liban partagent, à bien des égards, des similitudes (marginalisation des espaces de culture, législation répressive, demande internationale importante, climat méditerranéen propice à la culture, marchés de consommation à proximité, etc.).

Mais la comparaison des deux pays laisse entrevoir des différences de contextes institutionnels dans les marchés locaux et internationaux (marché traditionnel au Maroc/absence d’un marché local au Liban, stabilité au Maroc/instabilité au Liban, etc.). Au Maroc, la stabilité du pays et la spécialisation des cultivateurs de cannabis, depuis une cinquantaine d’années, a favorisé le développement d’une économie du haschich compétitive. En différents lieux, de multiples produits, aux qualités et aux prix diversifiés, sont commercialisés. La concurrence entre producteurs marocains et européens entraine de véritables stratégies commerciales. Par ailleurs, le Maroc produit également pour une importante consommation locale de cannabis.

Au Liban, les cultivateurs et les intermédiaires ont su développer une économie du cannabis malgré l’instabilité politique, les guerres et les ingérences étrangères. L’absence de contrôle de l’Etat dans la Beqaa, en situation de conflit permanente, s’est révélée avantageuse pour les cultivateurs et les intermédiaires et a même favorisé le passage du cannabis au pavot à la fin des années 1980. Les désordres politiques actuels au Moyen-Orient — et principalement la guerre en Syrie —, ont, une fois encore, favorisé la reprise de la culture de cannabis et la production de haschich dans la vallée de la Béqaa. Aujourd’hui, le Liban est certainement le premier producteur de résine de cannabis du Moyen-Orient. Pourtant, si la culture du cannabis au Liban est ancienne, ce produit n’y a pas suscité les mêmes usages traditionnels qu’au Maroc.

Par ailleurs, ces dernières années ont vu émerger de nouveaux espaces de culture de cannabis en Méditerranée. Est née en Europe une production domestique croissante, également parmi des pays méditerranéens. En Espagne par exemple, selon une recherche menée sur la base des saisies de la police espagnole, la culture de cannabis à grande échelle a augmenté et on s’orienterait vers une substitution aux importations du haschich marocain. Rappelons que l’Espagne, qui est très proche géographiquement du Maroc, est le premier pays de transit et beaucoup de trafiquants et d’intermédiaires espagnols sont impliqués dans le trafic du haschich marocain. Le plus surprenant est que la culture de cannabis à grande échelle se ferait surtout selon le modèle «hollandais», c’est-à-dire en intérieur, alors que l’Espagne du Sud dispose de conditions climatiques et édaphiques favorables, autant que le Maroc et le Liban. Mais, étant donné l’ampleur qu’a prise cette économie, les cultures de cannabis ont été déplacées en intérieur dans des lieux cachés et protégés. Une autre recherche a montré qu’en Turquie également, il persiste une tradition de production de haschich et, en regard à une position géographique idéale au carrefour de l’Europe, des Balkans et du Moyen-Orient, la culture de cannabis aurait augmenté ces dix dernières années, principalement dans la région de Diyarbakir. Cependant, la production de cannabis dans plusieurs pays de la Méditerranée reste méconnue car peu de recherches sur ces pays ont été effectuées. La plupart des informations proviennent de journalistes ou de la police et non pas de recherches en sciences sociales. C’est le cas de l’Albanie où la police médiatise régulièrement les arrestations dans des interventions liées au trafic et les éradications de champs de cannabis visiblement importantes dans le pays, surtout dans les montagnes près de la frontière avec la Grèce.

Quelle est la législation actuelle au Maroc concernant la culture et la consommation du cannabis ? Est-elle efficace pour dissuader les producteurs de se lancer dans la production ?

La législation actuelle en matière de culture et de consommation de cannabis au Maroc est liée à la période de Protectorat français, c’est un héritage colonial et des conventions internationales. Plusieurs dahirs (décrets royaux) ont réglementé la culture, la vente et l’usage du cannabis entre 1912 et 1956. D’abord ces dahirs avaient pour objectifs de défendre les intérêts de la Régie du Tabac et du Kif, monopole instauré par la France (qui cultivait du cannabis dans différentes régions, notamment du côté de Kénitra ou de Marrakech), dont les recettes étaient versées à l’administration française, et de lutter contre la contrebande du kif cultivé dans la zone sous Protectorat espagnol, c’est-à-dire dans le Rif. En 1954, un dahir interdit, dans la perspective de l’indépendance prochaine, la production, la vente et la consommation de cannabis dans toute la zone sous protectorat français privant ainsi le Maroc d’une manne financière après l’avoir exploité pendant plusieurs décennies. A l’indépendance (1956), cette interdiction est élargie à l’ensemble du territoire et le caractère illégal des dérivés du cannabis sera confirmé dès la signature par le Maroc (1966) de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 (Nations unies). Dans la lignée des conventions internationales, en 1974, un nouveau dahir relatif à la répression et à la prévention de la toxicomanie est promulgué. Répressif à l’égard du consommateur, il constitue aujourd’hui la base de la législation en matière de consommation de drogues au Maroc. Malgré ces interdictions, la culture de cannabis sera tolérée dans un espace restreint du Rif central où elle serait implantée depuis plusieurs siècles. Elle sera également tolérée dans le Rif occidental (Jebala), là où il y a eu des extensions de culture de cannabis pendant les années 1980 et 1990.

La culture de cannabis a une longue histoire de tolérance perpétuée par les Espagnols pendant le Protectorat pour s’attirer la sympathie des tribus berbères après la guerre du Rif (1921-1926). Le cannabis y est devenu un symbole identitaire d’une population marginalisée. Le Nord du Maroc a eu par le passé une histoire tumultueuse avec le pouvoir central. Il a connu des émeutes de 1958 et 1981, et a été mis à l’écart des grands projets de développement à l’indépendance du pays. La législation n’a donc pas été efficace pour supprimer la culture de cannabis dans le Rif mais l’application de la loi a été efficace notamment lorsqu’elle a supprimé la culture de cannabis dans le Sud du Maroc ou a restreint l’extension de la culture de cannabis au delà du Rif. Elle a permis également d’éradiquer la culture de cannabis dans la province de Larache.

Globalement, les dahirs de loi interdisent l’usage, la culture, le transport, le stockage, la vente du cannabis sous toutes leurs formes. Toutefois, l’usage étant traditionnel, la possession de petites quantités n’est pas passible de poursuites. Quant à la culture de cannabis, elle est illégale et peut faire encourir à ses auteurs une peine d’emprisonnement de 5 à 10 ans et une amende de 5 000 à 50 000 dirhams. Elle est aussi tolérée, ce qui n’empêche nullement les éradications ou les arrestations. Ce qui place les cultivateurs dans une grande incertitude. Selon les chiffres du Ministère de l’Intérieur, ils seraient 47 000 cultivateurs sous mandats d’arrêt, ils ne seront pas tous incarcérés, mais leur incrimination les fait vivre dans la peur permanente. Ils doivent se cacher, établir des stratégies, changer leur vie quotidienne. Pour des délits plus graves liés au marché du cannabis, la distribution et la vente, les peines sont plus sévères, surtout si des liens avec des organisations criminelles sont avérés.

Comment évolue la production et comment les producteurs marocains s’adaptent-ils face la consommation de cannabis de synthèse, mais aussi face à l’augmentation de la production en Europe ?

En effet, en Europe, il y a eu une émergence d’une industrie de substitution aux importations de haschich. Les consommateurs européens ont désormais à disposition des produits diversifiés et puissants. Selon l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies, le marché est aussi caractérisé depuis le milieu des années 2000 par l’introduction du cannabis de synthèse originaire d’Asie. Il est difficile de savoir si le cannabis de synthèse a un impact sur la culture de cannabis au Maroc et s’il fait concurrence au haschich marocain en Europe. Il faudrait déterminer en premier lieu quels sont les consommateurs de cannabis qui se tournent vers ce type de produit. Nonobstant, le haschich a souffert de la concurrence de l’herbe cultivée par les nouveaux entrepreneurs de cannabis locaux qui usent de techniques de culture et de stratégies de marketing modernes et élaborées, et il a perdu beaucoup de sa popularité pendant les années 1990.

Pourtant, il n’y a pas eu de déclin de la production de haschich au Maroc, au contraire la culture de cannabis, la culture de cannabis a vu éclore de nouveaux développements ces dix dernières années, avec l’introduction de variétés hybrides de cannabis, aux taux de THC plus élevés, afin de répondre aux préférences actuelles des consommateurs européens. Les acteurs marocain du marché du cannabis ont déjà, par le passé, dû faire face à la concurrence : pendant les années 1970 quand le haschich marocain, même de très bonne qualité, a commencé à être vendu en Europe, il était concurrencé par d’autres qualités réputées comme les haschichs libanais, turc, afghan ou népalais. Le marché proposait également différentes variétés d’herbes africaine, colombienne, ou thaïlandaise.

Ce n’est qu’au cours des années 1990 que le haschich marocain s’est imposé sur le marché. Mais la concurrence à laquelle doivent faire face les cultivateurs est également locale, par exemple entre le haschich produit dans l’espace historique de culture et celui provenant de nouveaux espaces de production, ou comme entre cultivateurs d’un même village. Le nombre élevé de cultivateurs permet aux intermédiaires et aux trafiquants d’exercer des pressions afin que soient introduites de nouvelles variétés hybrides ou que le prix du cannabis baisse. En l’occurrence, les cultivateurs doivent s’adapter aux changements du marché, mais ces adaptations sont toutefois à relativiser ; la culture des hybrides par exemple pose d’autres problèmes, comme celui de la surproduction. Ces dernières années, la répression du trafic s’est intensifiée, et les cultivateurs se plaignent de ne plus pouvoir écouler leurs stocks aussi aisément que par le passé. Et s’ils parviennent, grâce aux techniques modernes, à faire évoluer leurs produits, ils ne maîtrisent pas toujours les circuits de commercialisation.

Comment évolue la circulation des drogues en Méditerranée ? Y’a-t-il plus de trafics ? de nouvelles routes ? De nouveaux concurrents au shit marocain ?

Depuis quelques années, les risques lors du transport du haschisch ont augmenté au Maroc et vers l’Europe. Les autorités se concentrent sur la répression du trafic au delà de l’espace de culture de cannabis (routes, frontières, villes) et les saisies se sont multipliées. Vers l’Europe l’utilisation de moyens technologiques (radars, etc.) permettent d’intercepter les trafiquants de manière plus efficace. Pour y faire face, les intermédiaires cherchent de nouveaux marchés et commencent à reconfigurer leurs réseaux de commercialisation ainsi depuis quelques années ils écoulent le haschisch en Afrique profitant notamment de systèmes politiques fragilisés et corrompus.

Concernant les nouveaux concurrents, les producteurs des pays industrialisés ne s’étaient pas réellement intéressés, jusqu’à présent, à l’extraction de la résine. Le haschich demeurait un produit d’importation. Mais actuellement, on observe de nombreuses tentatives de production de résine en Europe même, comme en Amérique du Nord. Des techniques se développent localement, et de plus en plus de « cultivateurs domestiques de cannabis » transforment leur cannabis grâce à des techniques d’extraction empruntées au pays du Sud mais adaptées à l’Europe ; ainsi le « Pollinator* », développé par une entrepreneuse hollandaise, permet de produire localement une résine de grande qualité.

*Voir Afsahi K., Darwich S., 2016, « Hashish in Morocco and Lebanon- A comparative study », International Journal of Drug Policy, 31, 190–198 http://dx.doi.org/10.1016/j.drugpo.2016.02.024

*Le Pollinator est une machine qui ressemble à un sèche-linge bordé d’un tamis. Elle permet d’extraire une résine avec moins de déchets végétaux ou impuretés.

Sociologue économiste, Kenza Afsahi travaille sur la production de drogues. Maître de conférences en sociologie à l’Université de Bordeaux et chercheuse au Centre Emile Durkheim (CNRS), une partie de ses recherches actuelles visent à dévoiler les mécanismes du marché du cannabis à partir de l’étude de l’offre. Elle a notamment initié et développe des comparaisons Nord-Sud (avec le Maroc, le Canada et la France), et Sud-Sud (avec le Maroc, le Brésil et le Liban) de la culture de cannabis. Elle insiste notamment sur l’impact des changements structurels du marché du cannabis dans le monde (législation, nouveaux produits…) et sur l’avenir des producteurs de cannabis dans les pays du Sud.