Nicolas Roche : «Quand on a une ressource qui devient limitée, tout le monde doit discuter et développer une culture du compromis»

Mis à jour le 04/09/2023 | Publié le 12/06/2023
Spécialiste des problématiques de l’eau, Nicolas Roche est professeur de génie des procédés à Aix-Marseille université, chercheur au Centre Européen de Recherche et d’Enseignement des Géosciences de l’Environnement (CEREGE) et à l’Institut Mediterranéen pour la Transition Environnementale (ITEM). Il éclaire dans cet entretien les enjeux actuels autour de la problématique du stress hydrique en Méditerranée.

En France , le lac d’Annecy a atteint son niveau le plus bas depuis 1947 à cause de la sécheresse de 2018.

Aujourd’hui, le stress hydrique touche toute la côte nord-africaine. Comment cela se manifeste-t-il ? 

Sur la rive sud de la Méditerranée et notamment au Maghreb, on a pu observer ces cinquante dernières années une multiplication des épisodes de sécheresse. Il y a 50 ans, les pays subissaient des épisodes de sécheresse en moyenne une fois tous les cinq ans. Aujourd’hui, les pays en subissent en moyenne tous les 2 ans.  Pendant quatre ans, les nappes phréatiques et les barrages pouvaient se recharger, donc on retrouvait des situations normales. Lorsqu’il y a un épisode de sécheresse une année sur deux, il est très difficile de recharger les aquifères classiques, c’est-à-dire les nappes phréatiques et les rivières ou les barrages. Désormais, des pays comme l’Algérie ont d’importantes difficultés à remplir de nouveau leurs barrages.

La situation des pays de la rive sud de la Méditerranée annonce-t-elle ce qui arrivera dans les prochaines années sur la rive nord ? 

Il n’y a pas de raison que ça n’arrive pas sur la rive nord puisque c’est un écosystème qui n’est pas très éloigné. Les deux rives sont assez proches, de l’ordre de 800 à 1 000 km. Certains pays nord-méditerranéens connaissent déjà des situations de stress hydrique, notamment l’Espagne et la France. Les trois dernières années ont été marquées par des périodes de sécheresse de plus en plus importante, avec des faibles précipitations. L’augmentation de la sécheresse est accompagnée de l’augmentation du nombre d’épisodes pluvieux plus violents.

En France, plusieurs départements connaissent depuis le mois de février 2023 des restrictions d’usage non essentiel de l’eau : arrosage, remplissage de piscines, etc. La sécheresse en France n’est d’ailleurs pas un fait nouveau. De 2018 à 2021, près de 70% des départements connaissent des arrêtés préfectoraux, régulant ou interdisant la consommation d’eau.

Mais la sécheresse est seulement prise en compte depuis l’été dernier, parce qu’elle était plus longue et plus violente. En 2013 par exemple, on était au maximum à 60% des départements français en arrêté sécheresse. 

Les États méditerranéens devraient-ils collaborer sur la gestion de l’eau afin de limiter le stress hydrique ? 

La problématique de l’eau est d’abord une problématique de territoire. Donc il faut d’abord la gérer à l’échelle territoriale et ensuite, il y a de la coopération, il y a des flux, il y a des transports, il y a des échanges commerciaux. Il faut discuter avec tous les acteurs de ce qui est possible de faire et de comment on le fait.

L’agriculture représente 70% de la consommation d’eau douce chaque année dans le monde, faut-il modifier nos pratiques agricoles afin que les populations aient accès à de l’eau potable ?

L’eau destinée à la consommation humaine ne représente seulement qu’à peu près 12% des prélèvements actuellement en France. L’agriculture et l’industrie en représentent respectivement 40%.

Il faut réfléchir à une planification sérieuse des enjeux et des modèles de fonctionnement sur la question de la consommation d’eau de l’agriculture. Les questions à se poser sont : comment on produit, qu’est-ce qu’on produit et comment on oriente les politiques sur le long terme. Il faut aussi lier agriculture et émissions carbones parce que l’agriculture en émet un certain nombre, en développant au maximum des agricultures dites de proximité. Il faut le faire en concertation avec les agriculteurs, en leur donnant les moyens d’évoluer, de réfléchir et de travailler ensemble. 

L’Espagne est devenu le maraîcher de toute l’Europe. Même s’ il y a une réutilisation importante des eaux traitées, il y a quand même une augmentation permanente de la consommation en eau pour produire des fruits et légumes à destination de l’Europe. Ce système est vite déséquilibré dès qu’on a 2 ou 3 années de sécheresse consécutive. Donc c’est à la fois le système de production, le système économique, et le système agricole qu’il faut repenser.(voir notre article)

Quelles seront les conséquences d’un manque important en eau sur les populations ? 

Un manque d’eau va limiter les développements démographiques, urbains, industriels et domestiques. Ce qui aura un impact direct sur l’économie, sur la vie des populations mais aussi sur le fonctionnement des écosystèmes et des hydrosystèmes. 

Il faut agir très vite parce que si on attend 2030, il sera trop tard. Il faut dès maintenant commencer à planifier un nouveau rapport à l’eau car nous passons d’une période où l’eau pouvait être considérée comme une ressource illimitée à une période où elle est considérée comme une ressource limitée. Quand on a une ressource illimitée, chacun peut faire ce qu’il veut de son côté, sans se préoccuper de ce que fait l’autre. Quand on a une ressource qui devient limitée, ça veut dire que tout le monde doit discuter ensemble et développer une culture du compromis afin que nous puissions tous avancer et surtout pérenniser toutes nos activités. 

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Faut-il selon vous modifier la tarification de l’eau pour les usages non essentiels ?  

Effectivement, le modèle économique de l’eau doit changer. Toute la question qui se pose est : quelle est la valeur de l’eau ?  Est-ce qu’on donne une valeur économique et environnementale à cette ressource ?  

En France, on ne paye pas la ressource. On ne paye que les services qui sont liés à cette ressource : les services de prélèvements de traitement, d’induction et de rejet. Je ne pense pas que l’eau doit rester gratuite tout le temps et en tout endroit pour les usages qui ne sont pas essentiels, c’est-à-dire liés à l’alimentation et à l’hygiène. Dans les endroits où il y a peu de disponibilité, il faut que les personnes qui souhaitent utiliser cette ressource pour des usages récréatifs, industriels et de production la paye au prix de sa valeur environnementale. 

Le financement de la politique de l’eau repose sur des redevances collectées par les agences de l’eau. La redevance pour le prélèvement de l’eau payé par les communes est proportionnelle à la quantité d’eau prélevée. Il faut changer ce modèle car il n’intègre par des notions de diminution de la consommation. 

Enfin, il faut qu’on travaille sur des modèles économiques qui intègrent la notion d’économie et la notion de réutilisation, de recyclage et de diminution de la consommation d’eau.

Faut-il pousser les populations à avoir un usage plus sobre de l’eau, notamment sur la question des piscines ?

Il ne faut pas rentrer dans une politique du bouc émissaire. Il faut vraiment travailler, expliquer et compter tous les usages. Je ne suis pas sûr qu’on règle le problème de l’eau en interdisant les piscines.

En terme de consommation d’eau, une famille de 4 personnes va consommer entre 200 et 250 mètres cubes par an pour ses activités domestiques. Une piscine qui est bien gérée, qui n’est pas trop grande, peut atteindre entre 20, 30, 40 mètres cubes par an. Il est certain que c’est un usage supplémentaire mais on peut faire des économies plus conséquentes ailleurs. L’arrosage du jardin ou d’une pelouse représente 15 L d’eau par mètre carré. Arroser tous les jours, ou tous les deux jours, 200 m² de jardin en période sèche revient à une consommation de 45 mètres cubes par mois. Une douche de 15 minutes consomme 200 L d’eau, soit 15 mètres cubes par mois. 

Dans les habitations collectives équipées d’un compteur commun, l’eau est comprise dans les charges. Les personnes ne sont pas éduquées à la sobriété car il est difficile de réaliser un bilan journalier de sa consommation.

Des pays comme l’Algérie et le Maroc ont opté pour des stations de dessalement de l’eau de mer. Est-ce une solution pérenne en Méditerranée ?  

Tout dépend de comment on fait le dessalement. C’est la technique de production d’eau potable qui a l’empreinte énergétique la plus importante. Le dessalement de l’eau de mer, consomme à minima 4 kWh pour produire 1 mètre cube d’eau douce. Pour produire la même quantité à partir de n’importe quelles autres sources d’eau (lacs, rivières, nappes phréatiques et eaux usées) il faut au maximum 1 Kwh. 

Elle a aussi une empreinte environnementale qui n’est pas négligeable car elle rejette en mer de l’eau plus salée et contaminée par des produits chimiques utilisés dans les procédés de dessalement.

Station de dessalement en Espagne – 2013

Si le dessalement ne représente que 10 à 15% de l’ensemble des besoins et des usages, on peut considérer qu’il est acceptable et cela peut être un appoint considérable dans des endroits comme les îles. Mais s’il doit représenter 100% des besoins et des usages, il va causer des dommages environnementaux très importants.

Les usines de dessalement sont une solution, à condition qu’elles soient utilisées avec parcimonie et dans une vision globale des 4 piliers de sobriété, d’efficacité, de complémentarité et de préservation de la ressource. Des pays comme l’Australie avaient prévu de mettre en place des usines de dessalement mais comme le gouvernement a bien mis en place les notions de sobriété, d’efficacité et de complémentarité, ils n’ont pas eu besoin de les mettre en route. 

L’Algérie a annoncé la construction de 16 stations d’épuration pour lutter contre le stress hydrique, c’est un exemple à suivre ?

Effectivement, ce sont des exemples sur lesquels il faut qu’on s’appuie. Cette notion de réutilisation des eaux usées traitées est une vraie question qui n’est pas encore abordée en France, donc il faut qu’on se l’approprie. Il est nécessaire de créer un certain nombre de sites pilotes, d’expérimentation, d’études, d’éduquer les populations et qu’on montre bien comment gérer les risques sanitaires. L’eau peut transporter des produits ou des agents pathogènes néfastes pour la santé.

En zone côtière, l’eau passe par une station d’épuration et est directement rejetée à la mer alors qu’on pourrait la réutiliser, non seulement pour l’agriculture, mais aussi simplement pour des usages urbains ou encore afin de recharger des nappes phréatiques côtières dans le but d’éviter la remontée du biseau salé.

Quels sont les chantiers prioritaires sur la question du stress hydrique en Méditerranée? 

Il faut travailler sur la sobriété : comment fait-on pour ne pas utiliser l’eau potable de manière inutile ? Il faut travailler sur l’efficacité : comment fait-on pour ne pas perdre beaucoup d’eau, cela se fait notamment sur la gestion des réseaux ?  Il faut travailler sur la complémentarité : est-ce qu’une eau déjà utilisée ne peut pas être utilisée pour un autre usage au lieu d’en prélever dans la ressource ? Le point le plus important est le travail sur la préservation et la restauration des écosystèmes et des hydrosystèmes : si on dérègle complètement ces systèmes, on n’aura plus du tout accès à l’eau. Si on développe ces approches, on avancera vers des solutions pérennes qui vont permettre de mettre en place des solutions d’adaptation au changement climatique et  garantir un accès à l’eau.