Suzanne El Kenz, écrivaine : « L’universel, ce n’est pas imposer un européocentrisme à tout le monde »

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Publié le 12/02/2024
Née à Ghazza, en Palestine, Suzanne El Kenz s’est réfugiée avec sa famille en Algérie à la fin des années 1960. Elle quitte l’Algérie pour se réfugier en France, pendant la « décennie noire », période de violences extrêmes des années 1990 pendant laquelle de nombreux intellectuels ont quitté le pays. Enseignante de langue arabe à Nantes, elle a écrit trois romans. Le dernier, « De glace et de feu », paru aux éditions algériennes Barzakh fin 2023 raconte l’histoire d’une femme hospitalisée, qui s’appelle Hind puis Mathilde, qui croise le chemin d’un homme, appelé Lamour.

Dans « De feu et de glace », le personnage principal, appelée Hind ou Mathilde, une femme hospitalisée, fait référence à son pays comme celui du thym et de l’huile d’olive. Un jour, du thym lui pousse sur la tête. Vous semblez dire que l’on est en permanence rattrapé par quelque chose qui est lié à là d’où l’on vient. Que veut dire pour vous être Palestinienne ?

Si mon pays natal, et je note qu’on l’appelle « pays natal » une fois qu’on ne l’a plus, était un pays apaisé, je crois que je n’aurais pas eu ce désir d’attachement vital et en même temps douloureux à mon pays de naissance.

Les Palestiniens font ce qu’ils peuvent. Ils ne peuvent pas gagner de guerre, car le rapport de force est très inégal. Leur succès est leur résistance. Que ce soit de façon romancée comme je le fais, en parlant de zaatar, d’huile d’olive, de paysage, de la terre et des aieux, ou quand ils résistent par les armes ou par la guerre.

Je suis née à Ghazza, et quand j’en suis partie, mes parents nous ont transmis l’histoire familiale. On ne peut pas effacer de nos souvenirs l’histoire de la Palestine. Tout ce qu’il se passe réanime sans arrêt la transmission, même si c’est d’une façon dramatique.

Dans votre roman, la mère de Lamour est une dame raciste. Si son comportement semble s’améliorer, on voit à la fin du roman qu’en situation de crise, ses réflexes racistes resurgissent d’eux-mêmes. Est-ce une manière de dire qu’en tant que Palestinienne en France, vous êtes condamnée à subir ces discriminations ?

En France, le racisme monte, y compris avec des lois qui l’instituent. Il y a différents types de racisme, dont celui de la mère de Lamour qui n’est pas quelqu’un de cultivé, qui est une Française lamba. Ces racismes puisent leurs racines dans la position coloniale de l’Occident. On a beau tout faire, il y a toujours un sentiment de supériorité de l’homme blanc, par rapport aux « autres ». Ces « autres » sont d’ailleurs vus comme une collectivité, comme un ensemble. Ils n’auraient pas d’individualité.

Même quand ces personnes occidentales sont animées par les meilleures intentions, ce sentiment de supériorité finit par ressurgir. Depuis le 7 octobre (date de l’attaque du Hamas en Israël, ndlr), les Occidentaux ne veulent pas reconnaître ce qu’il se passe. Ils se dédouanent de leurs responsabilités dans un ordre mondial qui existe et dont ils font partie.

Depuis le 7 octobre, j’ai du mal à vivre dans une société hostile, avec des médias hostiles, et avec des prises de position politiques de gouvernements comme celles des gouvernements français ou allemand. En France, on nous a empêché de manifester. On nous a verbalisé pour un simple keffieh, pour un simple « Palestine vivra ». Je ne peux pas dire qu’on était étonnés mais ce sont des pays dits démocratiques, qui, alors qu’il y a une crise, imposent une voix unique. Or, dans les pays démocratiques, on écoute normalement les opinions publiques. Ce n’est pas le cas.
Je mets maintenant des guillemets pour ce qu’on appelle « démocratie » là-bas.

Comment est-ce que l’on résiste à ça, pour ne pas être tout le temps en colère ?

C’est plus que légitime d’être en colère. Il faut tenir, avoir le souffle long, ne pas baisser les bras. Parfois il y a de quoi jeter l’éponge et dire : je me casse, je vais ailleurs. Quand on voit d’autres personnes résister dans des conditions plus dures, comme les personnes qui vivent à Ghazza en ce moment, on se dit qu’il faut oser résister et continuer à le faire, même si par moments, on est complètement abattus.

Est ce que l’écriture pour vous est une forme de résistance ?

J’écris depuis petite. Ça ne m’a pas aidé à être apaisée. Ce n’est pas une thérapie. Mais j’écris parce que cela sort de moi. Je fais des romans à partir du réel. Je ne me dit pas qu’il faut que je résiste en écrivant.

Je reste parfois assez obscure dans ma façon d’écrire. C’est comme quand on voit un film, on n’est pas obligé de tout comprendre.

Dans votre roman écrit en français, il y a certains mots et phrases en anglais ou en arabe. On comprend que pour le personnage principal, les langues se mélangent au quotidien. Quel est votre propre rapport aux langues ?

À la maison, en Algérie, nous devions parler uniquement l’arabe palestinien, qui est assez différent de l’arabe algérien. Mes parents nous ont encouragé à apprendre des langues à l’extérieur de la maison. Et puis pour nous, réfugiés , sans pays, il fallait avoir des diplômes. Parce que quoi qu’il ce passe, tu prends ton diplôme et tu peux te débrouiller ailleurs. Ils n’ont pas eu tord. Je les remercie pour ça. Mes parents n’aimaient pas qu’on mélange. Mes parents étaient arabophones et anglophones. Et puis nous avons ensuite appris le français. Ce rapport aux langue est primordial.

Les langues ne sont pas uniquement que de la grammaire ou du lexique, ce sont des fenêtres ouvertes sur le monde. Cela véhicule ce que l’on a en nous.

En général, en France, les gens sont unilingue, et plutôt mauvais en langue étrangère. C’est un côté qui me gène. Il y a principalement des références à la culture et à la civilisation française, et on impose ça comme si c’était universel. L’universel, c’est aussi prendre en compte toutes les langues et culture de l’univers et ne pas imposer un européocentrisme à tout le monde.

L’histoire d’amour un peu folle de votre roman permet aux personnages d’avancer dans la connaissance de soi. Est ce que c’est ça l’amour selon vous ?

Même si le personnage s’appelle Lamour, la relation entre lui et Hind/Mathilde n’est pas de l’amour, c’est un sentiment d’attirance envers l’un et l’autre. Mais cette attirance n’est pas vraiment assumée, et cela revient en boomerang vers soi même. L’autre est à la fois l’autre et moi-même. Ce n’est pas tout blanc, il y a du gris.

Le personnage de Lamour est quelqu’un de fragile, un peu en dehors des clous de sa société, et il cherche autre chose. Il a trouvé cette dame, même malade, même abîmée par la maladie. Il cherchait en elle une échappatoire pour lui-même.

Au fonds, je ne sais pas ce qu’est l’amour, il y a tellement de définitions possibles. J’ai beaucoup aimé dans ma vie, mais je ne sais pas ce que c’est. C’est compliqué parce que parfois il y a de la colère, de la haine, de la détestation.

Les relations humaines entre vos personnages principaux et leurs familles respectives sont d’ailleurs parfois très tristes, voir violentes. C’est la contre-partie de l’amour ?

Ce n’est pas une question d’amour. Hind/Mathilde se focalise sur sa relation au corps et à la maladie. Et puis, il y a ce semblant d’ouverture à l’autre, à travers la famille, et enfin la question de la ré-appropriation des origines.
Je peux être désenchantée, mais il y a tellement de choses belles : il faut profiter des petits bonheurs de la vie. On peut le trouver en soi-même. La vie, ce sont eros et thanatos (les pulsions de vie et les pulsions de mort, ndlr) qui discutent.

De Glace et de feu, Editions Barzakh (Algérie), 2023. 177 pages.

De la même autrice :
La Maison du Neguev, Editions L’Aube (France), 2011. 192 pages. Grand Prix Yambo-Ouologuem 2010.
Ma mère, l’escargot et moi, Editions L’Aube (France), 2013. 192 pages.