Alexander Abdelilah : «Quand les gens sont bien organisés et se mettent en réseau, ils peuvent avoir un impact sur une entreprise qui fait 40 millions d’euros de chiffre d’affaires»

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Mis à jour le 04/09/2023 | Publié le 12/06/2023
En France et en Allemagne, pour remplir des bouteilles d'eau minérale, des multinationales puisent dans les nappes phréatiques qui alimentent les habitants en eau potable. Un documentaire diffusé sur Arte analyse comment ces entreprises ont un impact sur la disponibilité de l'eau, et comment elles échappent aux restrictions. Alexander Abdelilah, co-auteur du documentaire, explique à 15-38 les moyens de contrôle de l'exploitation de l'eau qui existe aujourd'hui et évoque les mobilisations citoyennes en cours.

Dans votre enquête, vous expliquez que les prélèvements des multinationales de l’eau en bouteille sur les nappes phréatiques ont un impact sur l’approvisionnement en eau des autres utilisateurs. Dans certains cas, les multinationales contestent ce lien de cause à effet. Que sait-on aujourd’hui ?

Nous avons enquêté dans trois régions : à Vittel, à Volvic et en Allemagne. L’utilisation de l’eau en grande quantité par les multinationales réduit la disponibilité de l’eau pour les particuliers. À Vittel, dans le nord-est de la France, il est établi que les prélèvements de Nestlé ont lieu dans la nappe du Grès du Trias Inférieur, c’est-à-dire la nappe qui fournit les habitants.

À Volvic, dans le centre de la France, le même type de lien est contesté par Danone mais établi par des documents scientifiques. Ces documents ont été co-financés par Danone qui les a maintenus secrets pendant une dizaine d’années. En Allemagne du nord, la problématique était différente parce qu’il n’y avait pas encore de stress hydrique dans la région. Les habitants connaissaient la situation de Vittel et ne souhaitaient pas que Coca-Cola augmente ses prélèvements dans la nappe, en prévision d’un stress hydrique à venir.

Votre enquête souligne le manque de transparence dans l’exploitation des ressources en eau par les multinationales. Comment est organisé le système de contrôle de l’exploitation des ressources en eau par ces dernières ?

En Allemagne, les permis de prélèvement sont donnés localement. Il est très difficile pour les autorités locales de refuser ces permis. La loi ne les autorise à le faire que dans des cas d’urgence absolue. Les élus avec lesquels nous avons discuté pour cette enquête disaient ne pas pouvoir dire non à Coca-Cola, pour leur projet de troisième puits, parce que les seules possibilités de le faire étaient très encadrées.

La situation est différente en France. Le préfet du département concerné donne l’autorisation à l’entreprise de prélever de l’eau et décide quelle quantité elle peut prélever. Une loi dit que le préfet doit donner la priorité à l’eau potable pour les habitants. Il doit normalement faire en sorte que les prélèvements industriels ne posent pas problème.

La difficulté, et c’est l’argument souvent avancé par les multinationales comme les pouvoirs publics, est que les nappes phréatiques ont un fonctionnement complexe et qu’il est impossible de dire exactement quelle quantité d’eau il y a. Et comme c’est compliqué, les autorités ont tendance à autoriser plutôt que de refuser, c’est le cas à Volvic. Mais le préfet peut tout à fait décider d’arrêter des autorisations de prélèvement, c’est à sa discrétion. Il doit s’assurer qu’il y a un équilibre entre les différents besoins et les utilisateurs.

Dans le documentaire, il est question d’affaires de corruption ou de prise illégale d’intérêt. Est-ce que l’eau est un milieu plus corrompu qu’ailleurs ?

C’est difficile à dire. Ce milieu attire du monde parce que la marge est énorme. Puiser de l’eau coûte très peu d’argent et il est possible de revendre beaucoup plus cher. La seule chose à produire, ce sont les bouteilles. Forcément, cela attire des gens qui ont envie d’un retour sur investissement rapide.

En France, cette exploitation est assez encadrée. Ces dernières années, au cours desquelles ont eu lieu différentes sécheresses, ont changé la donne. Les encadrements préfectoraux sont de plus en plus importants. Même si les industriels sont régulièrement plutôt épargnés et que les nappes phréatiques ne sont pas toujours concernées par les arrêtés, il y a quand même une tendance qui veut qu’on encadre de plus en plus, qu’on demande aux industries de proposer des plans de réduction de l’exploitation. Cela reste des choses proposées par les industriels, des choses négociées, on n’est pas encore sur des mesures très restrictives mais on s’en approche.

C’est désormais plutôt un business qui est en train de pérécllter. On l’a vu avec Nestlé. En Allemagne, leurs ventes ont beaucoup baissé, ils enchaînent des plans sociaux, et ils baissent leurs prélèvements dans la nappe française, parce qu’ils arrivent moins à vendre des bouteilles. Il y a deux choses contradictoires : le fait que dans certains pays l’eau devient rare, et que cela devient un business juteux, et d’autre part, les sécheresses à répétition qui poussent à l’encadrement dans les pays où l’eau est sortie de terre, ce qui rend le business plus compliqué.

Face aux conséquences du réchauffement climatique, les scientifiques disent que désormais, il faut mettre tous les usagers autour de la table pour décider, collectivement, de la répartition de l’eau. Mais, quand on voit votre enquête, on comprend que tous les utilisateurs n’ont pas le même pouvoir, et que les multinationales sont très puissantes.

On se rend compte que ces multinationales, souvent installées dans des régions plus pauvres du pays, représentent une partie importante des emplois de la région. Elles ont un argument très fort à faire valoir aux autorités publiques : l’emploi et le risque de licenciements. Ce chantage à l’emploi fait que ces multinationales ont une voix qui porte particulièrement.

Si je prends l’exemple de Vittel. Dans le documentaire, nous avons discuté avec une chercheuse en droit public, qui nous explique qu’aujourd’hui, le pouvoir de décision sur l’eau est un pouvoir local. Elle dit que cela découle d’une bonne réflexion de départ, car les décideurs sont proches des ressources et sauront les utiliser. Mais elle souligne que donner le pouvoir de décision localement, c’est oublier que plus on va dans le local, plus les gens ont plusieurs casquettes. C’est le cas dans les Vosges : ils défendent à la fois un intérêt général mais ils sont en parallèle employés par Nestlé, ou ils y connaissent quelqu’un, ou alors ils ont un cousin, un proche qui travaille dans la multinationale. Et donc cela peut mener à des conflits d’intérêts et à des prises illégales d’intérêt.

À Vittel, lorsque je faisais remarquer à des associations qu’il y avait des gens de Nestlé dans leur organisation, ou dans la liste municipale du maire, la réponse était : comment voulez-vous qu’on trouve des gens qui ne travaillent pas avec Nestlé dans la région ? Ce n’était pas complètement faux. Dans ces zones-là, la question c’est : être le plus local possible en termes de décision, est-ce le plus malin? Ce n’est pas sûr.

Le documentaire met en cause plusieurs fois des préfets qui donnent des autorisations spéciales de prélèvement, alors que les acteurs locaux tentent de se mobiliser pour préserver la ressource. L’État est-il l’acteur qui entrave les efforts ?

Effectivement, les multinationales sont très puissantes et l’État arbitre toujours en faveur de l’emploi. Mais de l’autre côté, quand les gens sont bien organisés et se mettent en réseau, sans forcément être très nombreux, ils peuvent avoir un impact sur une entreprise qui fait 40 millions d’euros de chiffre d’affaires.Dans les Vosges et à Volvic, on a constaté que quand les habitants se rassemblent, s’intéressent aux documents techniques, contactent des ONG environnementales qui ont une expertise sur l’eau, cela pouvait marcher. Ces entreprises-là ne sont pas aussi puissantes que l’on imagine. Leur pouvoir repose sur une communication et une image, et quand on s’attaque à cette image, les effets sont assez forts. En Allemagne, Coca-Cola a finalement renoncé à son troisième puits, du fait de la mobilisation et de la mauvaise image que ça donnait.

Le film suit la mobilisation de groupes de militants dans les trois régions. Ces mobilisations ont-elles obtenu de nouveaux résultats depuis la fin du tournage ?

A Vittel, l’affaire est toujours en cours. Le projet de pipeline qui visait à apporter de l’eau potable venue d’ailleurs pour les habitants de Vittel, pour que l’entreprise puisse continuer à pomper de la même manière, a été abandonné. L’année dernière, les deux marques Vittel et Contrex ont été retirées des marchés en Allemagne et en Autriche. Or c’était de gros marchés, donc Nestlé a diminué ses prélèvements dans la nappe phréatique qui posait problème. Enfin, différents acteurs sont en train de monter un observatoire, pour remettre tout le monde autour de la table et envisager de nouveau la distribution de l’eau d’une nouvelle manière.

A Volvic, il n’y a pas eu de nouveauté. Le dernier article publié par Médiapart à ce sujet évoque des problèmes d’approvisionnement en eau des communes alentour mais il n’y a pas eu de grande décision politique dans ce dossier là.Enfin, au mois d’avril, en région parisienne, un élu de Grigny, où Coca Cola puise de l’eau, a dit qu’il souhaitait que l’entreprise cesse ses prélèvements dans la nappe phréatique. Les mentalités bougent et les sécheresses ont fait prendre conscience à beaucoup de gens, y compris aux décideurs, que ça n’allait pas être possible encore longtemps.

«À sec. La grande soif des multinationales». Un film de Jörg Daniel Hissen, Robert Schmidt et Alexander Abdelilah. 2021, 53′. Disponible sur le site Arte.tv jusqu’au 27 septembre 2023.