Derrière les discours de haine, des êtres humains meurent toujours en Méditerranée

Mis à jour le 13/03/2023 | Publié le 06/03/2023
Malgré des politiques de plus en plus dures vis à vis de la migration et des discours xénophobes tenus au plus haut des États, la mobilité des habitants de la planète se poursuit. En Méditerranée, faute de voies légales et sûres pour entrer en Europe, plus de 50 000 personnes sont mortes depuis 2014.

Andalousie, Espagne 2019. JonRo/Creative Commons

Le 20 décembre, les sauveteurs espagnols portent secours à cinq embarcations. Quatre arrivent au large des côtes sud, près des villes d’Alméria et Carthagène, en provenance des régions algériennes d’Oran et Mostaganem, à l’ouest du pays. Une autre, partie de la région d’Alger, est arrivée au large de l’île de Majorque. Plus de soixante personnes sont secourues. Parmi elles, il y a six femmes et 4 enfants. Mais ce jour-là, l’une des embarcations parties d’Oran fait naufrage. Selon le Centre international pour l’identification des migrants disparus, une organisation espagnole, 14 personnes sont portées disparues.

En Algérie, plusieurs naufrages au cours de l’année 2022 ont suscité beaucoup d’émotion. Les images de femmes, parfois enceinte, et d’enfants, parfois âgés de quelques mois, sur les bateaux de secours espagnols, également. Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), parmi les 51 000 personnes migrantes décédées ou disparues en Méditerranée depuis 2014, au moins 6 530 sont algériennes. Ce nombre pourrait en réalité être bien supérieur, puisque 60% des personnes disparues n’ont pas pu être identifiées, selon l’OIM. 

Depuis 2017, la migration par l’Espagne est redevenue l’une des routes migratoires des Algériens. Lors de l’hiver 2021, le nombre d’Algériens arrivant en Espagne de manière irrégulière a atteint un pic inédit depuis que l’agence européenne Frontex a commencé à les recenser. Le nombre de personnes quittant le pays de cette manière en 2022 ne représente cependant que 0,02% de la population algérienne, bien loin de l’idée que « 45 millions d’Algériens n’ont qu’une obsession, partir et fuir», comme l’affirmait un ancien ambassadeur de France dans la presse française.  

Bateau de sauvetage espagnol. 2019. ©European Trade Union Institute/Creative Commons.

Travail

En 2019, Abdenour* et son frère ont quitté Chlef, une ville de l’ouest de l’Algérie, en bateau, direction l’Espagne. Abdenour a payé un passeur. Son frère avait monté un groupe avec des amis. Aujourd’hui, ils vivent ensemble dans un petit appartement de la région de Lyon. « Ici, tu n’as pas besoin de la corruption ou de connaître des gens haut-placés pour travailler », estime Abdenour. En quelques semaines, il a trouvé un emploi de livreur de meubles, et gagnait environ 2 000 euros par mois, « avec les pourboires ». « Je me lève tôt, je travaille, je rentre et je me couche. Le week-end, grâce à mon salaire, je peux aller manger dans le restaurant ou le café dont j’ai envie. C’est ça la vie », dit-il en riant. Selon les données de l’agence européenne Frontex, 330 000 personnes sont entrées de manière irrégulière en Europe en 2022, soit l’équivalent de 0,07% de la population européenne. 30% de ces personnes étaient de nationalité syrienne. 

En 2012, Sheima a fui Homs, en Syrie, avec toute sa famille alors que la ville est bombardée par le régime de Bachar al Assad qui réprime la révolte populaire débutée un an plus tôt. Faute de trouver du travail, sa famille doit quitter le Liban où elle avait trouvé refuge puis l’Égypte, pour les mêmes raisons. Le père de Sheima prend alors la décision de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe.  Pour la jeune fille, c’est d’abord inenvisageable. « Je ne voulais pas passer par la mer », raconte-t-elle. Et puis finalement, avec ses frères et sœurs elle accepte, désespérée par son quotidien en Égypte. Le but est alors de rejoindre la Norvège, pays réputé accueillant avec les Syriens.

« Alors nous avons voyagé en voiture jusqu’en Libye. Arrivés là-bas nous avons attendu trois jours pour que la mer soit plus calme. Enfin, le passeur a dit « Allez-y ». Il était deux heures du matin. » Les souvenirs de Sheima sont précis, cette traversée marquera sa vie pour longtemps. « Nous avons marché sur la plage pendant dix minutes. Au début, je me disais que nous n’étions pas nombreux. Et puis, de plus en plus de gens sont arrivés. Le passeur était violent. Quand nous sommes montés, il a commencé à battre les gens. Au total, nous étions 400 sur le bateau. »

Traversées

« Au milieu de la mer, le bateau est tombé en panne. La ceinture du moteur ne marchait plus. Un homme, un mécanicien, a essayé de la réparer avec les ceintures des passagers. Mais ça ne marchait pas. Il y avait un petit garçon de Alep en Syrie. Dans le désert en Algérie, il a trouvé une corde. Son père a bien tenté de la jeter plusieurs fois mais le petit garçon a refusé. Et, finalement c’est cette corde qui nous a sauvés. A quoi ça tient la vie ? » Au total, l’embarcation reste bloquée au milieu de la mer pendant une heure et demie (Lire l’intégralité du témoignage de Sheima dans nos archives).

« Quand le bateau est tombé en panne, je ne pensais à rien », reprend-elle. « Je me disais : alors c’est ça, je vais mourir. Mais je voulais que ça aille vite. Tous les gens ont commencé à prier. Certains pleuraient. Je pensais : si le bateau coule, qu’est-ce je vais faire ? J’ai un petit frère, il ne sait pas nager. Je pensais à toutes ces choses et je me sentais tellement seule. Il n’y a personne pour t’aider au milieu de la mer. » Après une longue attente, les passagers arrivent à joindre les gardes-côtes italiens grâce à un téléphone satellitaire. « Ils nous ont dit que nous étions encore dans les eaux territoriales de la Libye et que nous devions essayer d’avancer pour qu’ils viennent à notre secours. » Finalement, les gardes-côtes les retrouvent. Sheima et les autres passagers restent sur le bateau italien pendant deux jours et rejoignent ensuite la Sicile. Aujourd’hui, Sheima vit en Norvège. Elle s’est mariée et a eu deux enfants. Elle ne se voit plus vivre ailleurs. 

En 2015, cet Irakien est à la recherche de l’un de ses fils, porté disparu après le naufrage d’une embarcation entre la Turquie et la Grèce. © IOM.

Dans le récit de Sheima, il y a le sentiment de solitude, il y aussi l’acceptation que l’on peut mourir. C’est cela que documente notamment la chercheuse Carolina Kobelinsky à la frontière entre le Maroc et l’Espagne. « Les personnes en migration savent avant de partir qu’elles prennent le risque de mourir. Mais au fur et à mesure, elles découvrent davantage à quel point c’est dangereux. L’acceptation est toujours là, mais différente.»

Anonymat des corps

Au passage de Melilla et Nador, il est aussi question de la disparition des corps à la « barrière », notamment lors des confrontations avec la gendarmerie marocaine ou la guardia civile espagnole. « Ces corps disparaissent : enterrés dans des fosses communes, avalés par la terre, toutes sortes de théories circulent parmi les migrants. Cela renforce l’idée qu’il s’agit non seulement d’une peur de la mort mais encore plus celle de la disparition totale. Ils sont partis comme anonymes socialement, et ils atteignent l’anonymat de la mort avec la volatilisation du corps. » Le plus important pour les jeunes qu’elle a rencontrés est de mettre en place une stratégie pour faire en sorte que les familles reçoivent la nouvelle du décès. Se nouent alors de véritables « pactes », où l’on apprend le numéro de téléphone par cœur de la famille de l’autre pour faire passer ce message : « J’ai fait tout ce que j’ai pu pour avoir une vie meilleure », jusqu’à la mort. « On ne peut quantifier si c’est plus ou moins dangereux qu’avant, mais la potentialité de mourir aux portes de l’Europe est claire et nette, et c’est ce qu’il faut questionner. Cette mort existe depuis les années 1980 et la mise en place de Schengen », rappelle l’anthropologue. Dans ses travaux, Carolina Kobelinsky pose la question de la création d’une nouvelle pensée autour du régime des frontières européennes et des rapports nord-sud (Lire l’entretien dans nos archives sur les migrations).

Tombes anonymes de migrants marocains en Espagne. 2019 ©European Trade Union Institute/Creative Commons.

« Le vrai problème est celui des voies sûres et légales pour entrer en Europe », résume Elisa de Pieri, analyste au Bureau Europe d’Amnesty International. Alors que les opération de sauvetage sont restreintes par les pays européens, la Méditerranée est la région de la planète la plus mortelle pour les personnes migrantes, selon l’Organisation internationale des migrations. Mais la possibilité d’une révision des politiques euro-méditerranéennes fait face ces dernières années à des discours de plus en plus ouvertement xénophobes face à ces personnes venues d’ailleurs pour « construire une vie meilleure » (voir notre entretien avec le photographe Camille Millerand)

Déshumanisation

En France, le cas d’un naufrage au large de Calais en novembre 2021 a mis en lumière les conséquences de tels discours. Il est 13h49 le 24 novembre quand le patron pêcheur d’un bateau français découvre des corps inanimés à proximité d’un bateau pneumatique dégonflé. Au total, 27 corps seront repêchés dans les eaux de la Manche. Une information judiciaire est ouverte. Elle révèle que les occupants de l’embarcation ont cherché à joindre les secours français. Un an plus tard, en novembre 2022, le quotidien Le Monde révèle le détail des communications avec le Centre régional et opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes et les occupants de l’embarcation. Il apparaît que les secours ont attendu que le bateau ait rejoint les eaux territoriales anglaises, sans leur proposer de moyen de secours. Entre 2h et 4h du matin, de nombreuses conversations sont enregistrées. Les occupants du bateau envoient plusieurs fois leur localisation. L’opératrice leur affirme que les secours vont arriver alors que rien n’est fait pour cela. Sur certains enregistrements, on entend même en aparté des échanges se moquant des naufragés. L’enquête se poursuit encore à ce jour pour déterminer les responsabilités ayant mené à la mort de 27 personnes. 

Ces discours déshumanisants ne se limitent plus à l’Europe. Alors que des militants et des journalistes tunisiens signalaient une montée d’actes xénophobes contre des personnes noires, assimilées à des migrants subsahariens, ainsi que des arrestations, mardi 21 février, le président tunisien Kais Saied a tenu un discours destiné à répondre au « grand nombre de migrants clandestins en provenance d’Afrique subsaharienne ». Il a évoqué des «  hordes des migrants clandestins »  dont la présence serait source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ». Le Président qui a déclaré que cette migration était une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie » a alors demandé l’application stricte d’une loi de 2004 sur le statut des étrangers. Dans les jours qui ont suivi, des personnes à la peau noire, étudiants étrangers, personnes migrantes ou Tunisiens, ont été victimes d’agressions. Certaines ont été priées de quitter leur logement, la loi de 2004 obligeant les propriétaires à ne louer leur appartement qu’au personnes possédant une carte de résidence. La Tunisie avait pourtant adopté en 2018 après un longue mobilisation d’associations, une loi criminalisant la discrimination, les propos racistes et l’incitation à la haine. Selon les estimations, entre 20 000 et 50 000 personnes migrantes subsahariennes vivraient en Tunisie, soit l’équivalent de 0,2 à 0,4% de la population tunisienne.

Crise économique 

En 2016, le Président turc Recep Tayyip Erdogan se voulait accueillant : « s’ils se présentent à nos portes, nous serons obligés d’accueillir à nouveau nos frères syriens » déclarait-il. Cinq ans plus tard, le ton n’est plus le même : « Dans la crise syrienne, la Turquie a sauvé l’honneur de l’humanité, mais nous n’avons ni les moyens ni la tolérance nécessaires pour accueillir de nouvelles vagues de migrants », déclarait-il, en 2021, à la tribune des Nations Unies. Aujourd’hui, un mur longe la frontière syrienne, gardé par des hommes armés. La Turquie a accueilli plus de 3,5 millions de Syriens sur son sol depuis le début du conflit en 2011, ce qui en fait le premier pays d’accueil au monde. Le sentiment anti-réfugiés a augmenté dans l’opinion turque, avivé par le constat que ceux qui étaient d’abord perçus comme des invités de passage allaient s’installer dans le pays. Avec la crise économique qui traverse le pays, les réfugiés entrent en concurrence avec les couches de la population turque les plus pauvres pour les emplois les moins bien rémunérés et les logements les moins chers. À l’été 2021 dans un quartier populaire d’Ankara, à la suite de la mort d’un jeune turc dans une bagarre avec des réfugiés syriens, les habitations, les véhicules et les commerces appartenant aux réfugiés sont littéralement pris d’assaut par une foule furieuse. Le 29 septembre, le même scénario se répète, à Izmir, cette fois, dans le quartier de Torbali. Dans un sondage mené par l’institut Aksoy Arastirma en 2021, 60 % des électeurs du bloc AKP-MHP au pouvoir estiment qu’il faut « prendre contact avec les autorités syriennes pour assurer des conditions favorables au retour des réfugiés », 30% considérant, eux, qu’il est nécessaire de les « renvoyer en utilisant la force si nécessaire », et moins de 10% qu’il faut « mettre en œuvre des politiques d’intégration pour permettre leur installation en Turquie ». Depuis, Recep Tayyip Erdogan en campagne pour sa réélection lors du scrutin du 14 mai 2023, a fait de la promesse de renvoyer un million de Syriens dans le nord de la Syrie un argument de campagne. Le constat est similaire au Liban, où depuis le début du conflit, plus d’un million de Syriens ont été accueillis, dans un pays qui compte 5 millions d’habitants. La crise économique et financière sans précédent à laquelle doivent faire face les Libanais exacerbent le ressentiment. 

Famille syrienne réfugiée en Turquie près de la frontière. © IOM/Muse Mohammed

Lutte contre l’impunité

Malgré la puissance et la viralité des discours xénophobes, des citoyens continuent à se mobiliser pour défendre le droit des personnes migrantes à être traitées selon le droit. En France, les politiques de contrôle aux frontières et de criminalisation de la solidarité, sont mises en cause dans la mort d’une femme migrante, Blessing Matthews, dans les Hautes-Alpes, à la frontière italienne. Alors que la justice a conclu à un non-lieu en 2021, des militants associés à l’organisation Border Forensics qui regroupe des universitaires, ont produit une contre-enquête. À travers « une reconstruction spatio-temporelle des évènements », Border Forensics conteste « les conclusions de l’enquête de police judiciaire disculpant les gendarmes », estime que les éléments qu’elle présente « indiquent, au contraire, qu’en poursuivant Blessing les gendarmes ont pu la mettre en danger, provoquant sa chute dans la Durance et sa mort » et demande la réouverture de l’enquête. 

« Les enjeux de notre enquête vont également  au-delà du cas de Blessing. Son décès représente un cas parmi les 46 mort·es en migration à la frontière franco-italienne répertorié·es  depuis 2015. Or, comme pour Blessing, aucune responsabilité n’a été  déterminée pour ces morts. Les pratiques de mise en danger à la  frontière des personnes en exil ont ainsi pu être perpétuées sans  entraves. C’est également pour contribuer à mettre fin à cette impunité  et pour que ces pratiques cessent, que nous avons mené cette enquête », explique l’organisation sur son site internet.

Image issue de l’enquête de Border Forensics.

En Tunisie, les activistes qui luttent contre les discriminations et le racisme sont encore un peu sidérés de la rapidité avec laquelle la situation a évolué. « Nous avons sous-estimé le pouvoir d’influence du Parti Nationaliste. On se rend compte à quel point son idéologie a pu toucher un nombre non-négligeable de Tunisiens. Tout montre que c’est un parti qui a commencé par s’attaquer aux migrants subsahariens et qu’il va s’en prendre aux noirs tunisiens. Dans certaines publications de pages affiliées à la même mouvance est remise en cause l’appartenance nationale de certaines personnalités tunisiennes noires. Il n’y a aucun doute sur l’aspect raciste de son projet politique », analyse Ines Mrad Dali, maître-assistante en Histoire contemporaine à l’université de La Manouba à Tunis. Ce parti, reconnu par les autorités tunisiennes depuis 2018, mène depuis plusieurs mois une campagne pour demander l’expulsion des migrants subsahariens de Tunisie.

Après les déclarations du Président, des groupes de militants tentent aujourd’hui de parer au plus urgent : trouver un hébergement pour les personnes mises à la rue, fournir des denrées alimentaires aux personnes qui ont perdu toute ressource, accompagner les personnes victimes de violences. Cette dernière semaine, des personnes noires tunisiennes ont été victimes d’agression, certaines ont été interpellées par la police avant d’être relâchées. Des activistes antiracistes sont la cible de campagnes de dénigrement violentes sur les réseaux sociaux. Les accusations du Président Kais Saied sur les financements étrangers laissent craindre une certaine immunité pour les auteurs de ces campagnes.  

Si un front anti-fasciste, réunissant un collectif d’associations a été créé et a organisé une manifestation qui a réuni un millier de personnes à Tunis le 25 février, « des activistes ont l’impression qu’aujourd’hui encore l’opposition fait de la question du racisme une question secondaire », explique Ines Mrad Dali, qui souligne que les discours racistes risquent de prendre de l’ampleur. « Le fait que le plus haut symbole de l’État, le Président, ait osé tenir des propos pareils donne une sorte d’impunité à des personnes qui, jusque-là, adoucissaient leur discours ».

*Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat du témoin.