Todd Shepard : « Après 1962, émerge la figure de l’homme arabe viril »

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Mis à jour le 14/11/2023 | Publié le 31/10/2023
Pour étudier l'impact de l'Indépendance algérienne sur la politique française dans les années 1960 et 1970, l'historien américain Todd Shepard analyse comment la figure de "l'homme arabe" est sexualisée et constamment ramenée à son corps pour servir des discours de gauche comme des discours de droite. Dans "Mâle Décolonisation", l'historien montre comment la question de la sexualité de ces hommes imprègne les discours politiques, alors que la France vit une période de révolution sexuelle.

Message aux lecteurs et aux lectrices : dans cet entretien, lorsqu’il est fait mention de « l’homme arabe » ou « des hommes arabes », il s’agit évidemment de la façon dont ces personnes sont perçues et nommées par l’opinion publique française dans les années 1960 et 1970. Il ne s’agit pas de la réalité de leur identité nationale ou ethnique. 

Pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser à la façon dont les corps des « hommes arabes » sont utilisés dans la politique française après 1962 ? 

Dans la société française, l’indépendance de l’Algérie est un choc. Les Algériens sont des gens pensés comme inférieurs, incapables de se maîtriser, de se contrôler d’une manière individuelle et rationnelle contrairement au sujet occidental. J’essaie d’explorer à la fois deux versants de ce choc dans la société française : ceux qui vont le vivre comme une célébration, et ceux qui vont en faire une condamnation horrifiée.

J’essaie d’explorer aussi pourquoi, dans ce moment, dans cette longue histoire de ce que l’on pourrait appeler l’orientalisme sexuel, c’est la figure de l’homme qui est au centre des discussions, plutôt que celle de la femme.

L’orientalisme sexuel, quand il parle des hommes, des garçons, des mâles, évoque des faibles, des efféminés. Or en 1962, ce qui reste en place, c’est la figure de l’homme hyper viril. C’est typique de l’orientalisme : il n’y a jamais d’individus multiples, il y a toujours des extrêmes, soit trop éphèbes soit trop virils. Cette figure de l’homme trop viril était au centre des questions.

La version la plus intrigante était celle qui se mettait dans les pas d’une arabophilie. Elle se caractérise par l’idée que : « ils sont géniaux et meilleurs que nous, l’Occident ».

Ce que j’essaye de montrer c’est que cette vision était politique : c’est l’homme arabe dit révolutionnaire, l’homme algérien héroïque, l’incarnation et l’héritier de la révolution algérienne, victorieuse du capitalisme, des horreurs du militarisme français, qui a pu résister à la torture, résister à toutes les tentatives de détruire la famille, qui incarnait une virilité, qui a résisté, et qui a vaincu la France.

Cette figure est aussi l’incarnation d’une révolution arabe en cours, quelque chose qui continuait de produire des leçons dans le monde, avec notamment la révolution palestinienne et sahraouie, toute une série de mouvements en Irak, en Afghanistan.

Dans les années 1970, les révolutions arabes c’était quelque chose qui prenait place, qui accueillait l’espoir et donnait des options nouvelles à une gauche révolutionnaire, notamment française, occidentale, qui était au bout du rouleau qui devait regarder ailleurs, pour s’inspirer de quelque chose de neuf.

La question de l’islamophilie, de l’arabophilie a tendance à être dite comme naturelle, éternelle. Or je montre qu’ici, elle est politique, donc historique. C’était en rapport direct avec des révolutions, dont la révolution algérienne. Et puis, ça finit par disparaître et devenir presque inimaginable, en 1979.

Ce stéréotype, qui se présentait comme salvateur, ne pouvait pas tenir. Et donc, il crée plein de déceptions et s’effondre. En 1979, les féministes qui exigeaient la libération des corps, les mouvements gays, abandonnent l’idée qu’on peut tirer des leçons de ce qui se passe, notamment en Algérie, notamment dans l’Afrique du nord, dans le monde arabe pour changer le monde , et on revient à quelque chose de classique : c’est à l’Occident, et la France de reconnaître les victimes et les alliés potentiels, et ça revient aussi aux femmes.

Ce que je voulais montrer aussi, c’est à quel point le féminisme, avec les nouvelles féministes, des années 1970, la deuxième vague radicale, le mouvement de libération gay, et le mouvement de libération sexuelle étaient ancrés dans cette héroïsation, ils se tournaient constamment vers cette figure de l’homme arabe héroïque, pour le détourner à leurs propres besoins, sans être très souvent une discussion directe avec quiconque qui pourrait soi-disant incarner ça.  

Vous expliquez que la figure de » l’homme arabe » est utilisée parallèlement par l’extrême droite. 

Tout cela, c’était toujours en dialogue, avec une deuxième tendance, qui sort de la révolution algérienne et qui va pouvoir refonder l’extrême droite épuisée, et amoindrie. Les penseurs de l’extrême droite ont perdu la bataille, la guerre mais ils s’étaient aussi totalement investis dans la défense d’une idée, « les Algériens sont des Français comme nous », qui était différente des traditions de l’extrême droite. C’est donc une défaite complète. Il faut se renouveler.

L’objectif est donc alors de trouver des solutions pour ce que l’extrême droite considère comme une décadence. A la fois, leur propre décadence, mais aussi celle de la France, qui s’est laissée prendre par les Algériens et qui est prête à se livrer à « l’invasion arabe ». Cette thématique de l’invasion arabe va être mise en place autour de 1965. Tout un mouvement de ce qui s’appelle la « nouvelle droite », des gens qui avaient des liens avec l’OAS, cite la « décadence française » et le « mâle arabe », qui a gagné grâce à sa virilité, face à une France trop efféminée qui s’est laissée faire, avec la figure de De Gaulle comme exemple de cette féminisation, cette incapacité de résister, de s’imposer.

Donc, ça va produire aussi l’imaginaire d’extrême droite qui va se voir comme l’avant-garde, la garde prétorienne de la virilité, qui va prendre le contrôle pour imposer une masculinisation, une virilisation de la France. Dans les années 1960, il  n’y a presque personne à l’extrême droite et personne ne les écoute. 1968 est un moment de redéfinition, où ils arrivent à dévier leur cycle; à parler de moins en moins des gaullistes et de la France en général, et à se fixer plus sur l’extrême gauche, ses alliances, ses accointances avec « l’envahisseur arabe ». Donc, c’est la gauche qui porte la décadence en France, qui amène le virus, qui l’accueille, par le désir d’être dominé par les Algériens, leurs déviances sexuelles, etc.

La base classique de l’extrême droite, c’est : le peuple est incapable de se gérer, le peuple est efféminé. Donc il faut des leaders forts. Il y a une deuxième idée, qui est plus tardive et plus minoritaire, qui est : ce serait possible de viriliser le peuple. Après 1968, c’est cette idée qui va se généraliser, à la droite en général, dans la presse, etc, avec une série de stéréotypes sur l’homme arabe envahisseur, l’homme arabe violent, l’homme arabe et le harcèlement sexuel, etc.

Des deux côtés, que ce soit dans la vision plutôt des groupes de gauche ou dans la vision des groupes d’extrême-droite, de fait, l’homme arabe n’est pas perçu comme un humain normal ?

C’est ce qui est très choquant.

Ceux qui célébraient l’homme arabe, prétendaient quelque chose. Le Front homosexuel d’action révolutionnaire par exemple, prétendait se baser sur des rapports réels entre les gens pour créer les conditions qui vont pouvoir amener ce qu’ils proposent comme une pensée et une compréhension de comment changer le monde, qui était développée chez ceux qu’ils appelaient « les arabes » et ça passe par un premier manifeste qui dit : nous, hommes homosexuels, européens, blancs, avons des rapports sexuels avec des hommes arabes, en France, qui viennent de la classe ouvrière, et c’est comme ça qu’on a un vrai lien, c’est comme ça qu’on a des capacités de créer quelque chose de réel entre la gauche qui se veut révolutionnaire, et un groupe, les arabes, qui sont, par essence, révolutionnaires.

Mais est ce que ces hommes sont vraiment révolutionnaires ? Es- ce qu’on leur demande ?

C’est le moment où dans la société française, on exige le témoignage, on exige la prise de parole des opprimés. J’essaye de montrer comment cette idée de « donner la parole aux marges », à ce moment-là en France, est aussi prise dans ces stéréotypes de contrôle et de sexualité.

Une série de livres apparaît, à la première personne, ou à base d’entretiens, avec des hommes arabes en France, immigrés, qui étaient presque tous de la première génération. Il y a une raison à la multiplication de l’édition de ce genre de témoignages. Deux livres ont marqué la société : d’abord, La Répudiation de Rachid Boudjedra en 1969, et l’essai de Tahar Ben Jelloun, La Plus haute des solitudes, en 1975. Les deux sont des best-sellers, c’était du jamais vu à l’époque. Ça donne la certitude aux éditeurs que ça vend et ça se vend, parce les gens présument que c’est sexuel.

Dans les archives des maisons d’édition, on voit très bien qu’ils sont à la quête de ces histoires avec de la sexualité. Les éditeurs se vantent de présenter la voix des opprimés.

Même s’il se dit que c’est une période où on donne la parole aux opprimés, on voit bien que cela bloque la parole des hommes arabes puisqu’il faut systématiquement répondre sur ces questions de sexualité.

En 1977, une lettre très importante est envoyée au journal Libération, par des hommes maghrébins, du cinéma, qui identifient la violence et la constance de ces représentations, ainsi que le mélange des représentations. Libération titre la tribune : « l’arabe au sexe-couteau ». Ces représentations se sont la menace, le violeur, lié à la prostitution, lié à la sodomie et donc lié soit à l’homosexualité ou à la déviation qui est associée à tous les hommes arabes. Ils disent dans cette lettre, “c’est très bien de refuser la censure et d’avoir une célébration des droits des homosexuels mais ça ne nous permet même pas d’exister et de parler, et on ne peut pas identifier qui sont nos alliés”.  

Est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui il y a une conséquence de ces visions sociétales des années 1960 et 1970 sur les choix politiques de la France ?

Le plus évident, c’est le rapport des nouveaux féminismes sur ces questions. Les féministes voient ce racisme sexuel que subissent les hommes arabes en France, comme quelque chose qui cacherait la domination. La seule fois où on va parler de la prostitution comme problème, c’est en lien avec les hommes arabes. A chaque fois qu’il y a un plan anti-viol de la part de la préfecture, c’est en lien avec l’ouverture d’un foyer de travailleurs par exemple.

Les féministes sont très au courant, débattent, comprennent que les hommes qui sont jugés et mis en prison dans des affaires de viol sont massivement des hommes d’origine maghrébine, du fait du capitalisme et non pas à cause d’une prépondérance de personnes maghrébines dans les auteurs de viols. C’est très clair pour elles. Gisèle Halimi fait d’ailleurs des discours en ce sens.

Mais ça va basculer. J’essaye de montrer que la figure de la question du viol est au centre du mouvement antiraciste, qui dit que les accusations injustes de viol et de violences sexuelles, c’est ça qui est typique des attaques racistes contre les hommes arabes. C’est ce que montre un film comme « Dupont Lajoie », de Yves Boisset, vers 1975.

Le problème avec cette idée que l’accusation de viol est un exemple du racisme, c’est que ça efface le viol comme réalité. Donc de plus en plus de féministes, pour pouvoir aborder ces questions de viols et de violences sexuelles, abandonnent ce qui avant était central dans leurs luttes, la mise en dialogue des questions des suites du colonialisme, de l’existence même de l’oppression en France des gens d’origine maghrébine notamment, et des questions de violences sexuelles. Elles vont commencer à mettre ces questions de côté. Si elles essayent de trouver des alliés pour porter la question des violences sexuelles, elles sont taxées d’être au service de l’État, au service du capitalisme. De plus en plus de féministes, même si toutes ne le feront pas, vont dire : on ne peut pas parler de ces deux questions à la fois.

Cela est assez spécifique à l’histoire du féminisme français. Le mouvement féministe va se séparer à ce moment-là du mouvement de libération sexuelle, du mouvement gay masculin, qui ne s’intéresse pas alors aux questions de violences sexuelles mais préfère la question de la libération sexuelle, et d’une certaine manière se séparer de la gauche. Cela va façonner des héritages féministes qui continuent de peser.

Et puis, dans le camp de la gauche, il y a la prise de conscience du fait que considérer que l’homme arabe était, par essence, héroïque, était une erreur. Plutôt que de réfléchir à comment on a réduit des gens à un stéréotype pour servir nos intérêts et porter un projet politique sans leur demander leur point de vue, la question de « l’homme arabe » est mise de côté. Il y a une certaine tendance à penser désormais qu’il ne faut pas trop se mêler de ce qui vient d’ailleurs, qu’on a « appris la leçon » des années 1960 et 1970.

Et enfin, il y a la disparition de la figure de « l’homme arabe » au profit de celles de « la femme musulmane » et du « jeune musulman », et donc l’apparition de la question de la religion. Ce n’est pas spécifique à la France, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, il y a dans plusieurs parties du monde un basculement vers le religieux comme horizon politique. En France, le discours politique va s’accrocher à cette notion religieuse et va rendre plus difficile la prise de position de ceux qui se disent être de gauche.

Il y a des liens, mais aussi des différences, entre le « jeune homme arabe » des années 1970 et le « jeune homme musulman » d’aujourd’hui.

Le point commun ne serait-il pas qu’on ne lui accorde pas d’humanité ?

L’héritage de la guerre d’indépendance d’Algérie est, en ce sens, important. L’homme arabe en général devient un Algérien, et cela permet de raviver l’humiliation de la défaite.

L’autre grande leçon politique des années 1960 et 1970, c’est la constance des mots d’ordre et des analyses de l’extrême droite qui disent : « 1965, c’est le début de l’invasion arabe ». Ce sont les mêmes mots qui sont utilisés par Patrick Buisson quand il voit Lampedusa. La menace de « perversion sexuelle » est devenue une constante. Et cela correspond à la pensée de l’extrême droite selon laquelle il n’y a pas d’histoire mais des vérités permanentes.

Est-ce que ces stéréotypes sexuels ont existé pour d’autres étrangers que les « hommes arabes » ?

Des stéréotypes ont existé, vis à vis des personnes noires, ou des personnes vietnamiennes. Mais il y en a moins. Dans les années 1970, la censure commence à permettre la publication de magazines de plus en plus explicitement pornographiques. Le premier numéro de chacun de ces magazines en France que j’ai pu trouver avait quelque chose exclusivement sur les arabes. Et souvent, plusieurs fois, il y avait un parachutiste. Donc ce n’est pas juste les hommes arabes en général, c’est la guerre d’Algérie à laquelle il est fait référence.

Dans les années 1960, l’extrême droite va essayer de développer un discours sur les travailleurs immigrés sénégalais. Mais ça ne fonctionne pas dans l’opinion. Ce qui va fonctionner, c’est le moment où l’on va agiter la peur du fait que les étudiants maghrébins pourraient avoir des relations sexuelles avec des Françaises.

Todd Shepard, Mâle décolonisation. L’« homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude, Paris, Éditions Payot, 2017, 398 p.